Rhum Saint-James, émergence d’une culture du bar (1882-1889)

1889 est l’année d’adoubement des rhums Saint-James par le milieu du Bar. Au mois d’avril de cette année, Emile Lefeuvre, Chef de bar de son état, publie le premier livre de mixologie française : Méthode pour composer soi-même les boissons américaines, anglaises, italiennes, etc.

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Pied de page d’un bloc-note Saint James, marque pionnière du marketing.

Après une introduction appelant les cafetiers, les Chefs de bars, les restaurateurs à se préparer à accueillir des touristes du monde entier, il rédige la recette de quelques cocktails et publie un avis concernant les rhums. Lefeuvre y recommande clairement l’utilisation du Rhum “Saint-James”. Si les origines de ce rhum remontent au XVIIIème siècle et si sa qualité semble reconnue par tous, la marque “Saint-James” n’existe cependant que depuis 1882.

Comment alors expliquer cette conquête si rapide, sept années, opérée dans le monde du bar parisien, par le rhum “Saint-James” ? Nous pouvons essayer de lever quelques mystères.

Le 21 août 1882, Paulin Lambert, importateur de rhum, dépose à Marseille la marque d’un produit qu’il connaît bien : “Rhum des Plantations Saint-James”. Ce connaisseur prétend convaincre, non pas seulement sa région, ni même son pays, mais le monde. En moins de vingt ans ce rhum sera envoyé sur plusieurs continents.

D’ici là, il commence par publier des annonces dans la presse locale et régionale. Si nous ne connaissons rien des publicités émises par Paulin Lambert en 1882 et 1883, on constate un développement rapide de courtes annonces en 1884. Passons sur l’épidémie de choléra à Marseille qui est l’occasion de présenter le rhum Saint-James, comme un produit “Anti-Cholérique” – premier pas de la marque dans le monde médical – pour se concentrer sur un avis publié par le Grand Café Glacier, dans “le Petit Marseillais”.

Il informe de la présence de la marque dans son établissement. Un mois plus tard, l’annonce de la première boisson mélangée atterrit dans les colonnes du “Petit Provençal”. Le café “Au Mal Assis”, où il vaut visiblement mieux être au comptoir, informe que son punch est réalisé avec du “vrai Rhum des Plantations Saint-James”.

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C’est la seul qui son arôme et la finesse de son goût rivalise avec les marques ci dessus …” Emile Lefeuvre – Remerciements Stephen Martin.

En 1885, c’est au tour du Grand Café du Commerce, à Marseille de produire un “Punch au Rhum St James” afin de “maintenir à son établissement sa vieille réputation pour l’excellence de ses consommations”. La réussite est là. Saint-James devient une publicité pour celui qui s’en procure. La marque attire les clients dans les débits de boissons, les restaurants, mais aussi dans les épiceries de France, et gagne Paris.

Dès 1884, la marque est mentionnée dans les colonnes du Figaro, journal parisianno-centré à l’époque. La Maison E. Cusenier, présente dans le monde des spiritueux depuis les années 1860, y annonce qu’elle a obtenu le dépôt général de la marque “Rhum des Plantations Saint-James” pour Paris et le département de la Seine.

Mais c’est en 1885 que le succès débute dans le milieu parisien. Le Grand Hôtel situé à proximité de l’Opéra Garnier, s’empare du rhum Saint-James pour l’utiliser dans ses desserts. Régulièrement le Figaro publie les menus quotidiens de l’hostellerie à la clientèle aristocrate : Glace succès au Rhum Saint-James, Savarin au Rhum Saint-James, Plum pudding au Rhum Saint-James, Pudding de brioche au Rhum Saint-James, Glace Romaine au Rhum Saint-James, Pudding à la Carême au Rhum Saint-James, Gâteau Compiègne au rhum Saint James et même, non sans ironie, un Gâteau Jamaïque…au Rhum Saint-James.

Il y a aussi une recette d’omelette dessert, publiée par ce même établissement, l’Omelette à la Doctoresse au Rhum Saint-James : “Cassez les oeufs dans une jatte, salez-les légèrement, versez un petit verre de Rhum Saint-James par demi-douzaine d’oeufs, battez le tout vivement et faites votre omelette. Au moment de servir, fourrez-la avec de la marmelade de pommes ou d’abricots, doublez-la en chausson et servez sur un plat. Saupoudrez votre omelette abondamment de sucre, versez autour un bain de rhum et faites brûler jusqu’à ce que votre omelette soit légèrement caramelée.

Il est essentiel d’employer le Rhum Saint-James authentique à cause de son parfum spécial”. Cette recette est reprise dans la presse de Marseille. Quant à la recette du Pudding, Emile Lefeuvre en publie une en 1889.

Saint-James n’a ainsi presque plus besoin de faire sa propre publicité. Et pourtant, les réclames se multiplient dans les journaux de la France entière. En 1886, apparait, probablement pour la première fois, la fameuse bouteille carrée dessinée, dans “Le Petit Marseillais”.

Paulin Lambert ne se repose pas sur ses premiers succès. La conquête de la Gastronomie se poursuit. Des membres de la Maison Chevet, traiteur parisien reconnu entre autres, pour organiser des dîners diplomatiques, rien que ça, se rendent en Martinique, en tout cas le prétendent-ils, sur les Plantations Saint-James pour rapporter à leur “haute clientèle” ce produit d’origine. Nous sommes en 1886.

Le monde des limonadiers n’est pas en reste, le Café de la Paix, partie intégrante du Grand Hôtel, propose une recette de “punch supérieur” Saint-James, en 1886. Et c’est bien une recette de “punch Saint-James” qu’Emile Lefeuvre publiera en 1889. La même recette ? Mais présenter un “punch supérieur” peut laisser penser à un travail de ladite recette.
Toujours en 1886, Charbonnel, un confiseur ayant créé des sucreries au rhum Saint-James l’année précédente, innove avec “le sirop au Rhum Saint-James, pour remplacer dans les soirées et les lunchs, le punch, trouvé trop alcoolique par les jeunes filles et dames délicates”. Cela reste mystérieux, mais l’idée est d’adoucir un produit en conservant les saveurs.

Tous les établissements ne l’utilisent pas en cocktail. Le “Café Anglais” enrichit son offre en 1886 avec du rhum Saint-James mis “à la disposition de son aristocratique clientèle”.

Ces seuls exemples, aussi luxueux soient-ils, qui offrent un prestige que l’on peut encore imaginer aujourd’hui, ne suffisent pas à expliquer comment la marque s’est imposée. Son succès s’appuie en réalité sur une diffusion très large dans les cafés, hôtels, restaurants et pas seulement dans les milieux aisés. Paulin Lambert annonce la vente de millions de bouteilles écoulées par an. Il nous faut donc imaginer une Maison qui multiplie les échanges avec le secteur de la restauration. Elle possède des bureaux à Paris, Saint-Pierre de Martinique, Bordeaux, Le Havre mais aussi à Londres et Bruxelles. Elle revendique des “agences dans toutes les villes de France et 240 agences à l’étranger”.

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Couverture de la fameuse méthode d’Emile Lefeuvre – Remerciements Stephen Martin

De multiples Maisons dans la Capitale et aux alentours (voir annexe) se sont, petit à petit, approprié cette marque pour attirer les clients. Nous pouvons très raisonnablement supposer que plusieurs Chefs de Bar aient travaillé ce rhum dans ce qu’on appelait alors des boissons mélangées. Une clientèle aisée et mais aussi plus populaire comme celle des cabarets accède au rhum Saint-James. Pourtant ce sont tout de même les restaurants de luxe qui portent son image à Paris.

C’est bien cette image haut-de-gamme que défend Emile Lefeuvre en 1889. Il sait que Saint-James est servi dans plus de 150 restaurants, cafés, cabarets de la Capitale. Son ambition, qu’il affiche dans l’introduction de son livre, est claire : “Tout en reconnaissant les soins et les aptitudes qu’ils (les Limonadiers français) apportent dans la direction de leurs maisons, mon désir est de leur venir en aide, de leur permettre surtout de tenir le rang qui leur appartient, en prouvant aux Etrangers que, quoi qu’ils pensent, le Limonadier Français n’est pas aussi routinier qu’ils veulent bien le dire, et tiendra toujours le premier rang parmi ses confrères Etrangers”.

Il en appelle à la fois à l’ouverture d’esprit aux goûts internationaux mais aussi à l’innovation et à la recherche de la qualité. C’est dans cette démarche qu’il conseille l’utilisation du rhum Saint-James dans le monde du bar.


Annexe : liste d’établissements proposant du rhum Saint-James à leur clientèle

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