Juan Alberto Álvarez est un de ces maestros roneros cubains qui, comme tant d’autres, a mis ses connaissances et son savoir-faire au service d’autres pays producteurs de rhum. C’est lui le créateur du rhum Relicario de la République Dominicaine qui revendique un positionnement « premium ». Son caractère affable lui donne à penser que les Maître-Rhumiers devraient briser les tabous à commencer par parler ouvertement de l’usage d’additifs. Interview choc ?
Comment avez-vous débuté dans le monde du rhum ?
Je suis cubain et cela fait 27 ans que je suis dans ce domaine. J’ai d’abord étudié l’Ingénierie chimique puis je me suis spécialisé dans le milieu des alcools et de ses dérivés, parmi lesquels se trouve le rhum, l’heureux fils de la canne à sucre, comme nous l’appelons à Cuba.
Pendant les 12 premières années de ma vie professionnelle, j’ai dirigé une entreprise de production d’alcool et de rhums, l’une des plus grandes qui existait alors à Cuba. Ensuite, je suis allé travailler comme Directeur Technique pour l’entreprise Tecnoazúcar qui, en plus de fabriquer du sucre, assure la production de grandes marques de rhum cubaines.
Ces dernières années, en partant à l’étranger, je suis devenu ce que j’appellerais un « Maître Rhumier universel » car j’ai pu travailler avec des rhums de nombreux autres pays, surtout de République Dominicaine, où se trouve la cave du Ron Relicario, mais également du Venezuela, des Iles Fidji, de Thaïlande et de plusieurs îles du Pacifique et des Caraïbes.
Malgré cela, je ne cesse de me considérer comme profondément cubain et je travaille pour sauver l’identité du rhum quelle qu’elle soit. Je définis le rhum comme le plus jeune des alcools distillés qui se vieillissent, pour moi c’est le fils du brandy et du whisky. Mon objectif est de rendre le rhum aussi désirable que ces autres alcools distillés.
Pensez-vous que chaque pays devrait avoir son propre style de rhum identifiable ?
Oui, et c’est déjà le cas. Après avoir travaillé dans différents pays je peux l’affirmer sans aucune hésitation. Ils ont quelque chose en commun qui est la matière première (la canne à sucre) puis ils se différencient et affirment leur identité grâce au climat, à la culture de la canne à sucre, à la fermentation, à la distillation et au vieillissement réalisés dans chaque pays.
Le rhum cubain se définit par une caractéristique : une très forte présence d’aguardiente (Ndlr : A Cuba aguardiente, qu’on traduira communément par eaux de vie sont des distillats de vesou ou de mélasse distillés à maximum 70% alc.vol (mini 62%). En général issus d’une seule colonne, ce sont des alcools chargés en non alcool et donc très aromatiques.). Les rhums dominicains ont un pourcentage inférieur d’aguardiente, certains n’en ont même pas. Au niveau de la règlementation ce n’est pas obligatoire. Les rhums des îles Fidji n’en ont pas non plus. En revanche ce qui unifie tous les rhums c’est qu’ils proviennent de la canne à sucre et qu’ils ont une bonne fermentation, une bonne distillation et un bon vieillissement. Voilà ce qui réunit tous les Maîtres Rhumiers.
Comment voyez-vous la situation du rhum en Espagne et dans le monde ?
Elle est en hausse. Les grands consommateurs comme les Etats-Unis ou l’Europe s’intéressent de plus en plus au rhum. Comme c’est un alcool très varié, il captive peu à peu les palais, même ceux qui ont toujours apprécié le très vieux whisky car il existe également de très vieux rhums. Le rhum doit davantage s’universaliser et arriver aux palais des plus exigeants. Il doit également travailler avec la mixologie car c’est un produit qui s’adapte parfaitement aux mélanges. Quoi qu’il en soit le rhum ira très loin.
Cependant, le rhum est un alcool distillé qui fait polémique. A l’égard d’autres alcools qui ont une législation plus stricte, ici chaque pays a ses normes et une marge de manœuvre plus ou moins large. Que pensez-vous de cette polémique et selon vous, où devrait-on poser les limites du rhum ?
Pour moi, la limite se trouve dans le plaisir du consommateur à qui il est destiné. La France, par nature, a l’habitude de consommer des rhums lourds, provenant des îles qui ont un jour été ses colonies. Cependant, il existe un secteur de consommation en France qui se dirige actuellement vers des rhums plus légers. Nous ne devrions pas dire qu’un rhum léger n’est pas un rhum. Un rhum commence son élaboration à, la matière première, à la fermentation, à la distillation, aux techniques de vieillissement et termine à la demande du marché. Nous ne pouvons simplifier en disant qu’une chose est du rhum et une autre non.
Il existe des pays qui autorisent dans leur législation ces additifs que l’on ajoute au rhum pour renforcer les caractéristiques apportées par le vieillissement. En République Dominicaine, d’après la résolution 477, on autorise l’ajout d’additifs naturels. On utilise alors le concept du « demi-sec » pendant l’élaboration.
De notre côté, nous les appelons des « matrices ». Les matrices sont des eaux-de-vie longtemps vieillies que nous avons en cave et dans lesquelles nous avons fait macérer des fruits secs, des fruits pulpeux, déshydratés, de saison… Mais leur utilisation n’empêche pas que le résultat soit du rhum. Pour nous autres maîtres rhumiers, parler de cela est tabou et pourtant, beaucoup de rhums que je connais – même s’ils ne le disent pas – contiennent ces matrices pour personnaliser et faire ressortir certaines saveurs qui se développent pendant le vieillissement. Cela lui permet de toucher un public plus large. Les matrices devraient cesser d’être des tabous et les maîtres rhumiers devraient reconnaître publiquement qu’ils les utilisent et qu’ils savent correctement le faire.
Comment est venue l’idée du ron Relicario ?
Depuis des années nous pensions créer un rhum pour le palais européen et nous avons mis en fût de vieillissement des rhums distillés et fermentés en République Dominicaine à partir du sucre de canne local. A cette époque l’appellation d’origine contrôlée de République Dominicaine n’existait pas encore et il s’agissait d’un concept plus large, tant et si bien que l’on importait même des alcools du Panama. Ce n’est plus le cas maintenant. Lorsque le moment est venu de le commercialiser, le Service Marketing a analysé le marché du rhum en Europe et nous avons décidé de commencer par des produits haut de gamme.
Même si la distillation n’est pas réalisée par notre cave, nous contrôlons la fermentation et la distillation pour qu’ils soient pratiqués selon nos critères. Cela fait 15-16 ans maintenant que nous travaillons de cette manière. Pour toucher des palais très élitistes nous possédons des rhums vieillis de différents âges ainsi que les matrices. Avec tout cela, nous créons des mélanges ; nous pouvons dire que le rhum c’est l’art du mélange.
Avec cette vision, pensez-vous que l’on pourrait revendiquer le profil de Master Blender du whisky pour le rhum ? Quelqu’un capable de prendre plusieurs rhums et de créer des mélanges pour différents palais ?
Il s’agit du même concept. Un Whisky Blended est un mélange de grains et de malte distillés, tandis que le rhum est un mélange d’eau-de-vie de canne à sucre et de canne distillée. Nous devons remercier Facundo Bacardí qui a apporté cette méthode à Cuba et qui changea la manière de faire du rhum.
Le ron Relicario est un rhum léger, je comprends donc que vous travaillez avec des fermentations courtes.
Oui, dans tous les pays qui produisent des rhums légers on pratique des fermentations courtes pour produire de l’alcool plus rapidement et éviter que des congénères lourds ne s’ajoutent à la fermentation car ils sont ensuite très difficiles à distiller. Nous utilisons des levures personnelles et nous contrôlons au maximum la fermentation pour éviter l’apparition d’arômes indésirables dans un rhum léger. En République Dominicaine les alcools supérieurs sont limités à 200 mg par litre. Nous cherchons une fermentation riche en acides et en esters, à une température modérée et sans contamination acétique qui dure entre 20 et 24 heures.
En quoi consiste la distillation du Ron Relicario ?
Pour les rhums légers on utilise des systèmes de colonnes continues à pression atmosphérique ou sous vide pour distiller les alcools, et des colonnes à pression atmosphérique en une seule étape pour les eaux-de-vie.
Pour le ron Relicario nous sortons des alcools à 94,5% avec des aldéhydes très bas et les esters et les acides les plus hauts possibles. Car en les mettant en fût, les esters et les acides en contact avec le bois vont produire beaucoup plus de composants aromatiques et vont apporter une sensation de vieillissement plus robuste.
A quel degré d’alcool mettez-vous les alcools en fût et quel type de fût utilisez-vous ?
À 75-80%. S’il entre à plus de 85%, l’alcool extrait des composants du bois non-désirés. Nous ne l’introduisons pas en dessous de ce degré car l’eau l’empêche d’extraire suffisamment de composants et il met plus de temps à se transformer. De plus, cela n’aurait aucun sens de faire vieillir de l’eau.
Nous utilisons des anciens fûts de bourbon de 180-200 litres. Nos fûts sont soumis à un contrôle précis pour savoir ce qu’ils ont contenu et le moment où il faut les renouveler. Autrefois tout se faisait intuitivement, aujourd’hui nous avons toute la technologie nécessaire et les méthodes analytiques pour savoir ce qu’il se passe dans le fût et le moment où il cesse de produire : chromatographie des gaz, spectrométrie de masses… Nous pouvons dire que le ron Relicario est un rhum traditionnel scientifiquement contrôlé.
J’ai pu comprendre que lorsque vous faisiez le mélange final, vous le laissiez reposer. Combien de temps et dans quel genre de récipient ?
Pour des questions pratiques et de style, après le mélange d’âges et de matrices nous le laissons 6 mois de plus en fût. Nous appelons cela « le lissage », une période pour s’arrondir et intégrer tous les composants venant du vieillissement et des matrices, qui sont au-préalable également vieillies. Il existe des marques qui, avant de mettre en bouteille, apportent une touche avec un rhum de 25 ans d’âge, mais ce n’est pas notre cas.Notre rhum est plus ou moins un 30% de 6 ans, 70% de 10 ans avec des touches d’autres produits que nous avons en cave, qui n’ont pas d’âge mais qui personnalisent le produit. Nous stockons le rhum dans des foudres en bois pour l’arrondir et ne pas en perdre les arômes.
En quoi se différencie le Relicario d’autres rhums dominicains ?
D’une part parce qu’il a été pensé pour les palais européen et nord-américain, qui sont des palais très sophistiqués qui savent apprécier la complexité et lui accordent de l’importance. Le public d’Europe du Nord (France, Allemagne, Pays Scandinaves) est plus expert encore et il ne cesse d’évoluer … et de faire à notre rhum un très bon accueil.
D’autre part, une autre différence se trouve dans le lissage, qui est un processus très coûteux. Le rhum Barceló ne le fait pas, par exemple. Et je ne le dis pas par rivalité, car nous avons des publics différents et je peux affirmer que nous ne pouvons rivaliser au niveau technique. Le mieux étant de partager les connaissances et de travailler ensemble pour élever la catégorie du rhum.
Parlons un peu du design de la bouteille, de la marque et de l’élégant bouchon en bois, qui est un détail très caractéristique.
Sur la bouteille nous rendons hommage à l’île qui s’appelait « Hispaniola » (formée par la République Dominicaine et Haïti) et qui était un lieu de commerce, avec un gros trafic de marchandises et de navires et un côté pirate. Le bouchon, que l’on remarque beaucoup, est en bois pour rappeler le fût. Le bouchon du Supremo (10-15 ans d’âge) est fait d’un bois plus sombre que celui du Superior (7-10 ans).
Le nom de la marque fait référence au fait que la bouteille contienne une relique, quelque chose de précieux. La forme de la bouteille est rectangulaire comme un reliquaire.
Quel volume de production avez-vous ?
Habitués à commencer les marques par le rhum le plus simple, que nous appelons « cheval de bataille », puis à sortir des rhums plus vieux ; la stratégie du ron Relicario m’a permis d’y repenser à deux fois. Au lieu de penser en volume comme à notre habitude, nous sommes allés vers quelque chose de plus select.
En ce moment nous avons la capacité de produire 10.000 bouteilles de Relicario Supremo par an et d’après nos estimations du marché, nous avons l’équivalent de 17.000 bouteilles de Superior en processus de vieillissement. L’entrée sur le marché nord-américain nous oblige à faire vieillir davantage de produit et à élever nos prévisions initiales.