Après avoir obtenu une augmentation de 24 000 HAP sur leur contingent, les représentants des rhums des DOM se sont écharpés pour savoir comment ce supplément serait réparti. Le ministère de l’Outre-Mer a sifflé la fin de récréation en publiant un arrêté de répartition le 13 juin dernier… Arrêté immédiatement remis en cause par les représentants du rhum agricole de Guadeloupe. Histoire d’une zizanie.
Le 17 novembre 2017, les représentants du rhum Français pouvaient légitimement crier victoire. L’Europe acceptait de relever le contingent des rhums des départements d’outre-mer (DOM) français de 120 000 à 144 000 hectolitres d’alcool purs (HAP). C’est-à-dire que les producteurs de rhum des DOM allaient pouvoir vendre en Métropole 24 000 HAP supplémentaires, avec une détaxe de 50%. Une sacrée bouffée d’air frais pour la profession ! Qui s’est transformée en air vicié quelques secondes plus tard, lorsqu’il a fallu s’atteler à la répartition de ces hectolitres tant espérés. Chaque DOM, représentés au sein du Conseil Interprofessionnel du rhum traditionnel des Dom, ou CIRT DOM, poussant pour s’accaparer un maximum de litres de cette augmentation. Pour mémoire avant l’augmentation, la Martinique bénéficiait de 54 500 HAP, la Guadeloupe de 42 000 HAP, la Réunion de 23 000 HAP et la Guyane de 500 HAP. Les réunions se sont donc enchainées fin 2017 et début 2018, et chacun négocia pied à pied, conscient que les pourparlers devaient aboutir puisque le ministère des Outre-Mer attendait qu’un accord unanime soit trouvé sur la répartition des 24 000 HAP, avant de le faire sien et de le graver dans le marbre d’un arrêté.
La Guadeloupe du rhum agricole se rebiffe !
Le sort de la Guyane fut assez facilement scellé, à son plus grand bénéfice. « La Guyane a demandé au début des négociations sur la répartition le doublement de son contingent de 500 à 1 000 HAP, ce que les autres DOM ont accepté, raconte Nathalie Guillier-Tual, présidente des rhums Trois rivières et La Mauny et négociatrice pour la Martinique. En pourcentage, c’est le DOM qui augmente le plus, avec +100%. » De son côté, la Réunion qui est la plus grosse productrice de canne avec 1,8M de tonnes par an, mais qui produit quasi exclusivement du rhum traditionnel de sucrerie (de mélasse), accepte de voir son augmentation de contingent limitée. « La Réunion, qui ne dispose que de 18,5% du contingent alors qu’elle produit 60% de la canne, a joué la carte de l’apaisement », se souvient Jérôme Isautier, qui dirige la maison éponyme.
L’accord est cependant en bonne voie, jusqu’à ce que les discussions se portent sur l’augmentation du contingent de la Guadeloupe et de la Martinique. « La Martinique a demandé que chaque DOM bénéficie d’une augmentation proportionnelle à l’augmentation globale du contingent soit +20% et a recommandé que chaque DOM fasse son affaire de la répartition entre rhums agricoles et rhums de sucrerie. Pour sa part, il était entendu que la totalité du contingent additionnel qu’elle recevrait irait aux rhums agricoles », raconte Nathalie Guillier-Tual. Les représentants martiniquais, guyanais et réunionnais, proposent alors que les Guadeloupéens obtiennent 51% de l’augmentation concernant le rhum agricole avec un contingent qui passerait de 11.285HAP à 17.007 HAP (voir notre encadré : le contingent en chiffres), mais ces derniers ne s’en contentent pas. Pourquoi ? « La Martinique obtenait 9 600 HAP de plus et la Guadeloupe 5 700, se souvient François Longueteau, le directeur commercial de la distillerie qui porte son nom à la Guadeloupe. Il y avait un écart de 3 900 HAP ! » Et quelle était la solution défendue par les producteurs de rhum agricole guadeloupéen ? Tout remettre à plat afin que la Guadeloupe et la Martinique soient « traitées également » et aient la même augmentation de contingent de rhum agricole.
La Martinique invoque le poids de l’histoire
La Martinique a fait le choix du rhum agricole depuis des dizaines d’années, convertissant son activité sucrière très tôt au profit du rhum agricole et s’est battue plus de 10 ans pour obtenir en 1996 l’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC). « Les opérateurs ont investi fortement dans les 20 dernières années pour améliorer et développer l’appareil de production, le patrimoine végétal, raconte Nathalie Guillier-Tual. La Guadeloupe de son côté, lors de la répartition initiale du contingent en 1996/97, a privilégié le rhum de sucrerie obtenant le plus gros contingent de rhum de sucrerie de tous les DOM. Depuis, elle souhaite développer son rhum agricole et à chaque augmentation du contingent, elle a bénéficié d’une augmentation de contingent plus forte que celles accordées à la Martinique. Il y a donc bien un rattrapage. Il ne peut toutefois pas se faire au détriment de la Martinique. »
En effet, la réparation initiale a été décidée à une époque où les contingents sont ramenés de 250 à 90 000 HAP, car les ventes de rhum des DOM ne dépassaient pas les 75 000 HAP en Métropole. Pour décider de la répartition initiale, les pouvoirs publics se sont basés sur les années commerciales de 1989 à 1994, époque où la production de rhum agricole guadeloupéen était très peu élevée. Leur contingent agricole fut donc au départ très limité, au bénéfice de leur contingent de rhum de sucrerie. « Les Martiniquais ont pris en main le dossier des contingents, sans inclure leurs amis guadeloupéens, qui à l’époque ne se sont pas vraiment manifestés, » raconte Nicolas Legendre, directeur général délégué de Spiridom (ndlr : Société détenue à 50/50 par le groupe Bernard Hayot et Damoiseau).
« Entre temps, les producteurs guadeloupéens se sont mis à produire davantage de rhums agricoles de meilleure qualité, et à exporter d’avantage, mais ils étaient freinés dans leur développement par l’exiguïté de leur contingent, ajoute-t-il.
A chaque relèvement du contingent, les Guadeloupéens obtiennent un relèvement de leur part pour les rhums agricoles, mais comme ils partent de très loin, ils n’en sont jamais réellement satisfaits. Revenons donc aux négociations 2017-2018, où ils demandent un rééquilibrage complet, la fin de la prise en compte des années commerciales 1989-1994 comme base de départ, et l’avènement du critère de la production réelle de rhum. « A production égale, le débouché doit être égal, » résume Nicolas Legendre. Un rééquilibrage global que les Martiniquais ont toujours refusé, et qu’ils refusent logiquement lors des discussions de 2017-2018.
L’arrêté « surprise » du 13 juin 2018
Alors que les représentants de la Martinique, de la Guyane et de la Réunion sont prêts à signer l’accord, les Guadeloupéens décident de de jouer la carte de l’obstruction, persuadés qu’ils sont que le CIRT DOM a besoin d’un avis unanime pour avancer et transmettre ses conclusions au ministère des Outremers.
C’est dire si l’arrêté du 13 juin 2018 les a pris de cours ! Publié par le ministère, il entérine l’accord non unanime demandé par les Administrations, mais majoritaire (8 voix sur 12), trouvé au CIRT DOM. Les producteurs de rhum agricole guadeloupéens tombent des nues ! « Les négociations étaient encore en cours, des réunions informelles s’étaient tenues entre Martiniquais et Guadeloupéens, il était convenu qu’elles se poursuivent dans le cadre officiel, décidé lors du conseil d’administration du 6 mars 2018 du CIRT DOM lors d’une réunion prévue le 23 mai et reportée au 20 juin raconte Hervé Damoiseau le fer de lance de la révolte guadeloupéenne, sauf que le décret est tombé 13 juin, sous la pression du Président du CIRT DOM, qui a confirmé la répartition par un courrier du 18 avril 2018 avant qu’elle n’ait pu se tenir, sans avoir sollicité l’avis des administrateurs du Cirt … »
En effet, entre temps, Jean-Claude Cantorné, le président du CIRTDOM, lassé par la fronde des représentants de la Guadeloupe du rhum agricole, a bien décidé de transmettre un avis majoritaire au ministère de l’Outre-Mer afin que celui-ci puisse prendre un arrêté de répartition. « Monsieur Cantorné ne pouvait pas agir sans un accord unanime et il a induit la ministre en erreur », accuse Hervé Damoiseau. Des accusations récusées par l’intéressé. « Je n’ai pas forcé la main de la ministre, c’est me faire beaucoup d’honneur, le gouvernement décide certes après avis du CIRT DOM, mais c’est lui qui décide, affirme Jean-Claude Cantorné, l’accord entériné était largement majoritaire et donc démocratique puisque 8 membres sur 12 étaient en sa faveur. »
Des arguments qui n’ont pas convaincus les Guadeloupéens concernés, puisqu’ils ont demandé aux ministères de tutelle de casser l’arrêté de répartition dans une lettre envoyée en août. « A défaut de quoi, nous nous pourvoirons en recours contentieux au Conseil d’Etat », prévient Hervé Damoiseau qui, au moment de la publication de cet article, n’avait toujours pas reçu de réponse de la part des pouvoirs publics.
Un nouveau round en 2020
Le CIRT DOM a-t-il du souci à se faire ? A priori non car au vu des délais de traitements des cas par la justice administrative, il y a tout lieu de penser que si l’affaire y était portée, la décision ne serait rendue après la prochaine répartition d’augmentation des contingents, prévue pour… 2020 !
Car il va très bientôt y avoir une suite à ce feuilleton des contingents, et tous les acteurs fourbissent déjà leurs arguments en prévision du prochain round de négociations… La menace de porter l’affaire en justice de la part des guadeloupéens (qu’elle devienne réalité ou pas), doit donc avant tout se comprendre comme une volonté de marquer le coup. « Si nous ne protestons pas, cela voudra dire que nous acceptons le fait accompli et cela nous handicapera pour les prochaines négociations », confie François Longueteau.
De leur côté, les Martiniquais continuent de s’appuyer sur le poids de l’histoire pour refuser le rééquilibrage global demandé par les Guadeloupéens. Les discussions de 2020 seront-elles le remake de celles de 2017-2018 ? Que nenni, car un troisième protagoniste, de poids, va entrer dans la bataille. Il s’agit de la Réunion. « Le Département le moins bien servi c’est la Réunion, et c’est nous qui devrions râler. Cette répartition est éminemment politique, or la Guadeloupe et la Martinique ont des politiques puissants à Paris, explique Jérôme Isautier. Pour 2020 nous allons demander que la répartition soit faite selon la production de canne, or c’est nous les plus gros producteurs. Et il n’est pas exclu que nous demandions nous aussi un contingent pour du rhum agricole. » Voilà qui promet de belles batailles, verbales bien sûr, pour dans deux ans…
Vers une sortie de crise ?
A moins, que l’importance de l’enjeu ne finisse par refroidir les ardeurs des uns et des autres. « Le contingent est une institution précaire, et la désunion de la profession est catastrophique, l’Europe risque de nos nouvelles propositions, rappelle Jean-Claude Cantorné. Or tous les producteurs ont besoin des contingents pour résister à la concurrence des rhums étrangers, sans eux, nous risquons de disparaitre. »
Les positions semblent si irrémédiablement figées qu’un accord sera probablement difficile à trouver. Pourtant en coulisse, on s’active déjà pour proposer des solutions. « Les Guadeloupéens et les Martiniquais ont une thèse que je ne partage pas, qui est de dire ‘le rhum agricole coute plus cher à produire, donc devrait être plus aidé à travers les contingents, » analyse Jérôme Isautier.
Or le rhum agricole est déjà aidé via le POSEI, un outil qui compense le surcout du broyage de la canne. La Guadeloupe veut utiliser le contingent qui est une aide à l’écoulement, pour réduire cette problématique de surcout de production. Plutôt que d’augmenter encore le contingent des rhums agricole pour compenser ce surcoût, une des solutions serait d’augmenter l’enveloppe du POSEI. » François Longueteau quant à lui propose une autre approche : partir de la taille des distilleries.
Ici, il est une nouvelle fois nécessaire de faire un petit retour en arrière. Pendant les négociations sur la répartition 2017-2018, la situation de la Guyane a été réévaluée. L’argument des Guyanais était qu’une distillerie ne pouvait pas être viable si elle n’avait pas au moins 1000 HAP de contingents. Ils obtinrent gain de cause, et leur contingent passa bien de 500 à 1000 HAP. « A partir du moment où tout le monde accepte l’argument de la Guyane qui était que le minimum vital pour ne pas disparaitre, c’était d’avoir 1000 HAP. Une distillerie qui n’a pas ces 1000 HAP est condamnée à ne pas pouvoir se développer, argumente François Longueteau. Les petites distilleries de Guadeloupe étaient 6, et 2 en Martinique, à ne pas les avoir et à les revendiquer. Ce qui est valable pour une distillerie en Guyane l’est pour des distilleries en Guadeloupe et en Martinique. »
Une telle approche permettrait de pondérer le rééquilibrage des contingents par la taille des distilleries et permettrait peut-être d’éteindre la fronde de certaines d’entre-elles…
« Cette notion de taille minimale pour attaquer un gros marché est audible, elle a d’ailleurs été discutée pendant les négociations précédentes, même si elle n’a pas été retenue, admet Jérôme Isautier, afin de pouvoir faire une campagne commerciale, exister sur le marché métropolitain, il faut de fait produire un certain volume. Il faudrait donner à chaque distillerie le volume nécessaire pour exister sur le marché métropolitain. » Le début du commencement d’une sortie de crise ?
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