Le rhum attire de plus en plus les consommateurs et monte en gamme, ce qui est évidemment une excellente chose, mais il attire également toutes sortes d’acteurs divers et variés, alléchés par les perspectives de croissance rapide et les profits qui vont avec. Il ne se passe plus un mois sans le lancement de nouvelles marques et de nouveaux producteurs, tous plus attractifs les uns que les autres, avec la promesse de produits originaux et qualitatifs. Ce foisonnement, s’il fait le bonheur des salons dédiés au rhum à travers le monde, a pour contrepartie de rendre l’offre pléthorique mais aussi de moins en moins lisible.
Jamais les consommateurs et les professionnels n’ont été autant en demande d’informations précises sur les modes d’élaboration, les origines, la provenance des matières premières… Or le monde du rhum à ceci de particulier que peu de règles claires ont été fixées, ce qui laisse une grande liberté dans les méthodes d’élaboration et dans les discours promotionnels.
Je me suis déjà exprimé sur la volonté des rhums des DOM de mettre en avant leurs traditions et leurs origines en s’inscrivant dans des cahiers des charges précis et vérifiés (Indications Géographiques – IG – depuis 2015 et Appellation d’Origine Contrôlée – AOC – pour la Martinique depuis 1996) et sur la nécessité de faire la différence entre rhum d’origine et rhum marketing.
Je souhaite aujourd’hui évoquer la distinction entre les rhums qui sont produits dans des régions disposant d’une filière complète (canne-sucre-rhum ou canne-rhum), et ceux qui sont fabriqués dans des régions dépourvues de canne à sucre, à l’aide de mélasse importée. Concernant le rhum agricole, la question ne se pose pas en réalité, puisque le jus de canne frais ne se transporte pas. Il est donc impossible de produire du rhum agricole dans une région qui ne dispose pas de canne à sucre (ndlr : on voit néanmoins de-ci de-là des cuvées de rhum de jus de canne pasteurisé produites dans des micro-distilleries en Europe et dans le nord des États-Unis, quand les cannes elles-mêmes ne voyagent pas entières). Concernant le rhum de mélasse, en revanche, il faut faire le distinguo entre le rhum de sucrerie et celui de mélasse importé, la mélasse ayant un cours mondial tout comme la plupart des matières premières, permettant de produire ce type de rhum à peu près n’importe où dans le monde.
Si certaines initiatives sont plutôt sympathiques (ex. la Distillerie de Paris), d’autres producteurs contribuent à renforcer la confusion dans l’esprit du consommateur en se revendiquant de traditions ancestrales, tout en passant soigneusement sous silence le fait que leurs productions sont réalisées dans des régions n’ayant jamais eu ou n’ayant plus depuis longtemps de cultures de canne à sucre…
Le rhum des DOM garantit de ce point de vue l’origine du produit et de sa matière première. En effet, les cahiers des charges des IG et de l’AOC exigent l’utilisation exclusive de matières premières (jus de canne et mélasse) produites localement. Cette règle est scrupuleusement respectée et contrôlée, pour toutes les origines concernées (Guadeloupe, Martinique – mis à part le cas du rhum de sucrerie du Galion, produit à l’aide de mélasses locales et importées de Guadeloupe voire de la Réunion). A ce sujet, je souhaite saluer les efforts considérables déployés par notre confrère guyanais qui a intégralement reconstitué une filière canne-rhum en Guyane et connaît aujourd’hui un grand succès.
Le fait de disposer d’une filière complète (canne-rhum ou canne-sucre-rhum), permet aux producteurs de garantir l’origine de leur matière première, d’en contrôler la qualité et les conditions de production, et surtout de conserver la plus grande partie de la valeur ajoutée du rhum au sein du territoire de production.
A l’inverse, je considère qu’il manque aux producteurs situés dans des régions dépourvues de filière canne, l’aspect traditionnel et la traçabilité de la matière première. Ce qui n’ôte en rien à l’aspect souvent très qualitatifs de ces productions !
Un dernier mot, cette fois au sujet du vieillissement : les cahiers des charges de l’indication géographique et de l’AOC des rhums des DOM exigent le vieillissement complet dans l’aire de production. A l’inverse, certains producteurs achètent ou produisent des rhums blancs ou ayant connu un début de vieillissement, et les font vieillir sur le territoire européen, ou, comme cela est le cas en République Dominicaine, importent des rhums blancs et vieux, et les réexportent sous origine « République Dominicaine ».
Là encore, il est difficile de considérer que ces rhums sont des produits d’origine : le vieillissement en Europe n’amène pas les mêmes qualités gustatives que le vieillissement dans l’aire de production, notamment en raison des particularités du vieillissement dans nos régions, dont le climat entraîne une part des anges de 8 % et donc un échange avec le bois plus rapide qu’ailleurs. De plus, il est souvent bien difficile de connaître l’origine réelle de ces rhums, des assemblages de diverses origines pouvant être effectués au sein de la plate-forme de mise en vieillissement en Europe. Cela n’empêche bien sûr pas que ces produits puissent plaire au consommateur !
Pour terminer, je souhaite évoquer l’initiative de notre confrère de la distillerie Bielle à Marie-Galante, qui a expédié des tonneaux de rhum vieux en métropole par bateau à voiles (le Tres Hombres), réactivant ainsi le mode de transport en vigueur jusqu’au début du XXe siècle ! Les consommateurs qui ont eu le privilège de déguster ces rhums ont ainsi pu connaître une version très proche du rhum que consommaient nos ancêtres ; en effet, le rhum a continué à vieillir pendant les trois mois de traversée parfois houleuse, dans l’atmosphère d’une cale soumise aux embruns marins où sont entreposées diverses denrées, ici du cacao et du café, ce qui lui a donné un arôme et une personnalité très particulières.