Neisson : une dégustation en mode traversée du temps

Rumporter a eu la chance de déguster une partie de la gamme de la distillerie martiniquaise. Ces vénérables eaux-de-vie sont souvent vendues avant même d’arriver en magasin. Compte-rendu.

On se sent toujours un peu privilégié lorsqu’on reçoit ce genre d’invitations : “Rendez-vous au Lab de la Maison du Whisky pour une dégustation retraçant l’histoire de la Maison Neisson”.

Vu l’engouement qui entoure le plus petit domaine de l’AOC Martinique (49 hectares dont 7 en bio), la qualité générale des rhums, le peu de bouteilles à la vente sur les vieux, et les prix atteints par ces derniers… c’est en effet toujours un moment assez particulier que de participer à une dégustation consacrée à Neisson.

Depuis 1995 et sa reprise par Claudine Vernant, la distillerie située au Carbet dans le nord de l’île est petit à petit devenue une sorte d’icône.

Neisson

D’abord grâce à la qualité sans faille de ses rhums blancs. Ces derniers représentent en effet le gros de la production de Neisson, et aussi le gros de ses ventes en Martinique, son premier marché.Ils se sont taillés, d’abord sur le marché local puis en métropole, une solide réputation, bien qu’ils soient un peu plus chers que leurs concurrents.

Mais c’est avec ses rhums vieux, que Neisson a pris une autre dimension. Le peu de volume disponible, la hype qui les entoure, et une spéculation effrénée, ont en effet fait monter leurs prix, alors qu’il devient difficile de s’en procurer.

Neisson

Dès lors, Neisson est devenue une sorte de distillerie bicéphale. Avec d’un côté des rhums blancs premiums, certes un peu plus onéreux, mais accessibles. Et de l’autre une micro production de rhums vieux ultra premiums qui la font basculer dans le monde du luxe. Ceci ajouté au travail sur le bio, la réflexion autour du terroir… la distillerie aujourd’hui dirigée par Grégory Vernant pourrait bien devenir dans les années à venir une sorte de Romanée Conti du rhum.

Bref, revenons à nos moutons, et en l’occurrence à la dégustation.

Les rhums jeunes

Nous avons commencé cette belle virée parlel blanc Le Rhum par Neisson (70 cl, 52,5 %, 35,90 €). Au nez les arômes de canne, du ti-punch, un côté minéral, presque pierre à fusil. Ce qui frappe, c’est que contrairement à beaucoup de rhums blancs qui explosent au nez et se mettent en sourdine en bouche, le passage de l’odorat au goût n’est pas décevant.

Nous avons ensuite enchainé par L’Esprit Bio (70 cl, 70 %, 78 €), le brut de colonne de Neisson. Très fruité au nez (citron vert mais aussi fruits rouges), floral. En bouche, l’alcool est présent mais pas agressif, et des notes de menthe poivrées ou de citron s’invitent à la fête.

Le Profil 107 (70 cl, 52,8 %, 59,90) est un élevé sous bois (ESB). Personnellement j’aime beaucoup cette catégorie des ESB car, quand c’est réussi, on a la fraîcheur de la canne et les notes du rhum vieux. C’est le cas ici, avec peut-être un petit déséquilibre en faveur du rhum vieux. On est sur des notes de canne fraîche, de fruits secs et d’orange…

J’avais eu la chance de goûter l’Elevé sous bois Mizunara (70 cl, 49%, 139 €) tiré du fût, en mai 2022 lors d’un voyage en Martinique, sous l’œil goguenard du maître de chai Alex Bobbi. Et je n’avais pas bien su quoi en penser. Il faut dire que le rhum venait à peine d’être mis dans ce fût de chêne japonais, qui coûte 10 fois plus cher qu’un ex-bourbon.

Après avoir passé 8 mois dans le Mizunara et 4 mois dans un foudre de chêne français, cet ESB est aujourd’hui prêt à vous étonner. On est sur le bois de santal, les épices, notamment le poivre, avec même une pointe de fumée. C’est rond, tout en douceur. C’est une très belle réussite, même s’il faut passer le cap psychologique consistant à payer 139 euros un ESB.

Les rhums (très) vieux

A ce moment de la dégustation, on est entré de plein pied dans la légende, et avons effectué un véritable saut dans le temps puisqu’on est passé de 1 an de vieillissement à… 15 ans. On est aussi entré dans l’univers des rhums de luxe en termes de qualité, comme de prix. Il faut rendre grâce aux équipes de Neisson de parvenir à aussi bien maîtriser le vieillissement de leur rhums, qui, comme nous allons le voir, ne penchent jamais du côté du jus de bois, ou de la mise en sourdine des arômes. Tels de grands cognacs, ils sont tout en rondeur, bien intégrés et d’une grande complexité. Le seul problème… C’est qu’ils sont très rares et onéreux !

Neisson

Le 15 ans Batch 4 (70 cl, 49,1 %, 495 €) m’a enchanté avec sa belle rondeur, ses notes de sucre roux, d’épices sages, de rancio. C’est du velours en bouche, mais on sent quand même la puissance et la fraîcheur du rhum agricole en arrière plan.

Le 18 ans Batch 3 (70 cl, 49,4 %, 875 €) a seulement 3 ans de plus que le précédent et pourtant il nous transporte dans un nouvel univers. On est sur des notes de vernis, de fruits exotiques mûrs, comptés, les épices et toujours cette trame de canne fraîche.

Le 21 ans Batch 2 (70 cl, 49,8%, 1950 €) a donné lieu à un petit brainstorming avec mes collègues journalistes spécialisés (Rachelle Lemoine, Jean-Pierre Saccani, Jean-Michel Brouard) : comment parler de cette sensation de bois mouillé qu’on ressent dans la plupart des rhums d’âge vénérable… sans que cela soit dépréciatif ? Parce qu’on l’adore cette sensation ! Nous avons pensé ajouter l’adjectif “noble”, mais c’est un peu bateau. Ou alors parler “d’arôme de sous-bois”… mais cela peut évoquer les feuilles mortes. Alors Rachelle Lemoine a eu la poétique idée de parler de “ballade en forêt après la pluie”. Et c’est vrai que c’est un peu ça ce rhum. Avec en prime des arômes de solvant, de poivre, de fruits matures… Ça infuse en bouche pendant un long moment. C’est superbe, et même un peu émouvant d’avoir en bouche un liquide qui a traversé deux décennies… mais c’est limité à 36 bouteilles pour la France métropolitaine, autant dire qu’il n’y en a plus au moment où j’écris ces lignes.

Neisson Nonaginta

Et nous avons terminé cette traversée des dernières décennies par un assemblage réalisé à l’occasion des 90 ans de la distillerie : le Nonaginta (70 cl, 47,6 %, 1990 euros) qui met en présence l’Armada 2000, l’Armada 1997. On a parfois l’impression d’être en face d’un cognac, avec ce côté fruits à coque, frangipane, très gourmand. Un vrai bonbon !

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