Le savoir-faire des maestros roneros cubains, bientôt reconnu et protégé par l’Unesco ?

Cuba demande l’inscription de la maîtrise de la production des rhums légers cubains à la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Rencontre avec 3 des 9 maestros roneros cubains.

Asbel Morales
Asbel Morales

Le 5 juillet dernier, une délégation de 5 maestros roneros cubains (sur 9) était à Paris pour défendre devant l’Unesco l’inscription de la maîtrise de la production des rhums légers cubains à la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

Voici comme l’Unesco elle-même définit ce dernier : “Le patrimoine culturel ne s’arrête pas aux monuments et aux collections d’objets. Il comprend également les traditions ou les expressions vivantes héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants, comme les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ou les connaissances et le savoir-faire nécessaires à l’artisanat traditionnel.”

Les maestros roneros entendent bien faire en sorte que le rhum cubain et leur savoir-faire, soient le premier patrimoine culturel immatériel de l’humanité rattaché directement à un spiritueux, le rhum. Comme les “Coteaux, maisons et caves de Champagne” et les “Climats du vignoble de Bourgogne”, l’ont été pour le vin en 2015 (au patrimoine mondial). Nous avons rencontré 3 d’entre eux, le Primer Maestro Juan Carlos Gonzales, le Maestro Asbel Morales et la Maestra Salomé Aleman, le lendemain dans les locaux de Pernod Ricard, près de la gare Saint-Lazare à Paris.

Fabien Humbert : Pourquoi pensez-vous que votre savoir-faire, la production des rhums légers cubains doivent être inscrits au patrimoine culturel immatériel de l’humanité ?

Juan Carlos Gonzales : Tout d’abord j’aimerai retracer l’historique du rhum cubain car c’est dans cette histoire vieille de près de 500 ans que s’inscrit cette demande. Bien que le rhum soit né, dit-on à la Barbade ou la Jamaïque, c’est bien à Cuba, en 1862 que le rhum léger est né, mais avant cela le rhum cubain a connu plus 300 ans d’existence !

À partir de 1862, des générations de maîtres rhumiers cubains, maestros roneros, se sont succédé avec l’objectif d’améliorer le rhum cubain. L’évolution du rhum ne peut être détachée de l’évolution de Cuba en tant que Nation. De la même manière que la population cubaine, le rhum est issu d’un métissage entre l’Espagne, l’Afrique et d’autres influences encore.

Depuis il y a eu 8 générations de maîtres rhumiers, qui ont rendu ce breuvage de plus en plus complexe pour s’adapter aux souhaits des consommateurs cubains. C’est un véritable processus d’interaction entre la population, ce qu’elle veut, et les maestros qui s’adaptent à ses demandes. Cela dure depuis 150 ans.

FH : Comment s’est déroulé le processus de décision ?

JCG : En 2016, la commission nationale du patrimoine de la République Cubaine a consacré par décret le savoir-faire des maîtres rhumiers (à la fois leur travail et leur lieu de travail), comme patrimoine immatériel de la Nation Cubaine.

Une fois l’émotion passée, à tête reposée, nous nous sommes dit qu’il fallait candidater à l’Unesco. Mais c’est un processus long et complexe. Il nous a d’abord fallu constituer un dossier composé de données techniques, mais aussi de nombreux témoignages de la population, qui prouvait la dimension culturelle du rhum cubain, mais aussi la nécessité de sauvegarder ce savoir-faire, cette culture, et la nécessité de les transmettre aux générations futures.

Hier, notre candidature a été acceptée, mais il nous reste encore deux étapes à franchir pour parvenir à notre but.

FH : Pouvez-vous nous en dire plus sur la notion de générations de maestros roneros ?

Asbel Morales : Chaque génération apporte sa pierre à l’édifice. Par exemple, c’est la 7e génération à laquelle appartient Juan Carlos Gonzales qui a inventé le vieillissement supérieur à la fin des années 1970, qui n’est pas tant une durée de vieillissement qu’une technique à part entière, qui est par exemple à l’oeuvre dans l’élaboration du Havana Club 7 ans. C’est à partir de là qu’a explosé l’offre de rhums vieillis et ultra vieillis. A tel point qu’Havana Club est aujourd’hui le plus gros producteur de rhums bruns au monde.

Havana Club

JCG : Nous en sommes à la 9e génération de maestros roneros. La 8e génération est aujourd’hui représentée par Asbel Morales et Salomé Aleman et nous sommes en train de former la 9e. Elle est pour le moment composée d’apprentis et d’aspirants.

En effet, il y a 3 catégories parmi les maestros : Les aspirants, les maîtres et les premiers maîtres. Les maestros héritent d’une valeur culturelle qui ne leur appartient pas, ils ont la responsabilité d’être détenteurs d’un savoir sans en être propriétaire, et sont aussi responsables de sa pérennisation dans le temps. On peut nommer un chef, mais un maître lui, doit mériter cette autorité, et la gagner.

Le maître a une autorité morale qui lui permet de refuser ce qui va à l’encontre des intérêts du rhum et du savoir-faire. Car ce dernier appartient à la nation cubaine.

Le savoir-faire est plus important que le produit final, le mouvement est beaucoup plus important que les marques. Nous défendons les intérêts du rhum.

FH : Comment devient-on maestro ?

JCG : Ce sont les maîtres et les premiers maîtres qui identifient et choisissent les personnes qui seront à même de comprendre, préserver et de transmettre à leur tour le savoir que nous protégeons. Mais la période de formation peut être très longue, et tous les aspirants ne deviendront pas des maîtres. Le mieux c’est que Salomé vous raconte son parcours.

Salomé Aleman
Salomé Aleman

FH : Madame Aleman, vous êtes donc la première femme à avoir été nommée maestro !?

Salomé Aleman : Depuis 150 ans, le mouvement des maestros roneros était composé uniquement d’hommes. Il fallait l’ouvrir aux femmes. D’autres femmes ont été aspirantes avant moi, mais je suis la première femme à avoir été nommée maestro, en 2016 après avoir travaillé pendant 22 ans dans l’industrie du rhum et avoir été pendant 6 ans aspirante.

JCG : Passer d’aspirant à maestro en seulement 6 ans, c’est un record, d’habitude c’est beaucoup plus long !

SA : Oui, c’est un long chemin plein d’épreuves. Il faut bien sûr démontrer qu’on a les compétences techniques suffisantes, mais aussi et surtout démontrer qu’on est capable de faire ce métier avec passion, un engagement sans faille envers le mouvement. C’est une responsabilité pour la vie ! Aujourd’hui, une autre femme est devenue maestra, tandis que 3 autres sont aspirantes.