Les Mondes Parallèles d’Alain Lacki – Interview

Parisien d’origine, Alain Lacki a lui aussi choisi son île depuis plus de vingt ans : la superbe Guadeloupe, où il y a trouvé une vérité et l’exaltation des sens, la nature, la lumière, les odeurs, la chaleur… au grand large. Avant cet exil, il avait déjà observé la nature comme photographe animalier. Ensuite il devient photographe publicitaire, fasciné par la maîtrise de celle-ci qui lui apprend à jouer avec les images : sa souris devient son pinceau. Alain Lacki, le « peintre-photographe » nous emmène dans son monde parallèle, poétique et rêveur, ici dans sa série « Caribbean Dreams ».

Alain LackiAnne Gisselbrecht : Bonjour Alain, et merci d’avoir accepté notre invitation. Vous vous définissez comme « photographe plasticien » et ce après des années d’expérience dans le reportage animalier puis la photographie publicitaire : ces deux mondes ne sont-ils pas fondamentalement antagonistes ?

Alain Lacki : Bonjour Anne, merci à vous de me faire ce cadeau, tant je pense depuis longtemps que mon travail photographique s’apparente à la délicieuse griserie ou au laisser-aller libérateur que l’on peut ressentir après avoir dégusté l’un de ces Ti’punch dont les Antilles ont le secret. Vous avez vu juste lorsque vous parlez de l’antagonisme des deux mondes que vous citez. En fait, vous citez plutôt trois mondes : la photographie plasticienne, « ma » photographie plasticienne, est la résultante tumultueuse de l’antagonisme flagrant qu’il y a entre la photographie animalière, faite de patience, de hasard calculé et d’instantanéité et la photographie publicitaire, construite méthodiquement, où rien n’est laissé au hasard, où tout est codé.

AG : Qu’avez-vous retenu de vos reportages animaliers ? Que vous a apporté la publicité ?

AL : La photographie animalière a été mon premier amour et comme souvent dans ces cas-là, je ne m’y attendais pas, je n’avais rien provoqué. C’est la rencontre presque fortuite avec Christian Zuber, l’homme de l’émission TV « Caméra au poing » à la fin des années 70 (le Nicolas Hulot de l’époque) qui a fait basculer ma vie de jeune Parisien passionné de photo, qui voulait vivre de sa passion mais qui ne savait pas comment s’y prendre. Quand il m’ a fait intégrer ses équipes dans le cadre du WWF France, ça m’a permis de sillonner l’Afrique de l’Ouest et d’apprendre à écouter, à observer, à anticiper, à communier avec une nature parfois hostile mais toujours magique. La photographie publicitaire, c’est une autre histoire. Je l’ai voulue, j’étais fasciné, elle s’est imposée à moi au point de me faire abandonner cet univers envoûtant du monde animalier pour les studios obscurs, la maîtrise technique et technologique et la « science subliminale » de l’image. C’est à ce moment-là que j’ai découvert les montages photographiques, bien avant que les logiciels de retouche n’existent : nous sommes en 1982 ! Nous parlions alors d’expositions multiples, de surimpressions, de dye transfer, dont Jean-Paul Goude a été l’un des grands maîtres avec son égérie Grace Jones. C’est cette année-là que j’ai vendu ma première photo « Symphonie », qui était un sublime visage féminin qui éclatait dans un panache de notes de musique, elles-mêmes fruit d’un feu d’artifice.

Alain LackiAG : Comment vous définissez-vous en tant que photographe plasticien, vous « manipulez les images », tout passe par des logiciels ? En quoi la photographie numérique a-t-elle changé votre vie, votre travail ?

AL : En fait, je suis plus un peintre photographe. Je pars presque toujours d’une page blanche et j’utilise le médium photographique comme le ferait un peintre avec ses tubes d’huile ou d’aquarelle. Certaines de mes photos sont juste retouchées pour leur donner la « dramaturgie » que je souhaite, d’autres sont effectivement le résultat de manipulations savantes pour atteindre le résultat souhaité. Et bien sûr, le logiciel roi en la matière est Photoshop. Mais comme je le soulignais auparavant, je n’ai pas attendu Photoshop pour faire des manipulations d’images. En d’autres termes, mes manipulations ne sont pas une conséquence de la magie de ce logiciel, mais ce logiciel est la conséquence et la réponse technologique aux attentes de photographes tels que moi. La photographie numérique n’a pas simplement changé ma vie, elle l’a profondément bouleversée ! Cette révolution, comme toutes les révolutions, a créé d’incroyables bouleversements dans un monde professionnel pétri de certitudes. Il a dû s’adapter à des méthodologies accessibles à presque tout le monde. La conséquence immédiate a été l’obligation de hausser le niveau et l’autre conséquence a été bien sûr un immense vent de liberté d’expression. Aujourd’hui, il n’y a plus que les limites que l’on se donne.

AG : Vous aviez le désir d’être peintre (et cela saute aux yeux), mais vous êtes « tombé » dans la photographie, grâce à votre père… Avez-vous quand même essayé de peindre ? Avez-vous assouvi ce désir de peinture ? Peut-il y avoir un lien entre la peinture et votre travail de plasticien ?

AL : C’est vrai que c’est mon père qui m’a initié à la photographie. Il m’a offert mon premier appareil photo vers 10 ans ! C’est vrai aussi que jusqu’à l’âge de 16 ans, je ne pensais qu’à dessiner. Et j’étais doué ! J’ai encore au mur chez moi quelques-uns de mes dessins au crayon, c’était franchement pas mal (sourire). Mais vous savez, au début, je ne faisais que reproduire des sujets qui me parlaient. Et ces sujets étaient…des photos d’animaux et plus tard des photos de mode. C’est grâce à cela que j’ai découvert très tôt le travail de Richard Avedon, de Lucien Clergues, de Guy Bourdin et de bien d’autres très grands photographes qui m’ont donné la fièvre qui ne m’a plus jamais quitté.

AG : Rumporter explore et raconte le rhum et la culture rhum : vous vivez en Guadeloupe depuis combien de temps ? Comment s’est passé ce choix de vivre sur cette île ? Qu’avez-vous quitté, qu’y avait vous trouvé ?

AL : En 1990, ce que j’ai ressenti lorsque j’ai débarqué pour la première fois sur ce tarmac de l’ancien aéroport de Pointe-à-Pitre, c’était une ivresse mais au sens noble du terme ; cette ivresse était faite d’odeurs aux saveurs impossibles à décrire, de chaleur écrasante qui parcourt votre corps et d’humidité qui vous enveloppe tout entier. Après vous découvrez les gens. Vous savez quoi, ils sont vrais et qu’est-ce que ça fait comme bien ! (Oui, c’est un ancien Parisien qui vous dit ça !) Après, vous découvrez les couleurs. Tout n’est que couleur : celle prometteuse du petit matin, celle éclatante du midi et celle, suave et reposante du soir. J’étais en Guadeloupe pour trois jours, pour faire quelques photos pour un livre de cuisine. Trois jours qui ont changé ma vie pour toujours. Six mois après, je m’y installais avec femme et enfant. Nous avons tout quitté en Métropole pour la folie d’une sensation, d’une ivresse magnifique, nous avions la trentaine.

Alain LackiAG : Quel rapport entretenez- vous avec le rhum et cette tradition en Guadeloupe ? Aimez-vous le rhum ? Comment le buvez-vous ?

AL : Le rhum, je viens de vous le décrire en vous parlant de la Guadeloupe. Je ne peux pas mieux dire, c’est réellement comme ça que je le ressens. Il accompagne nos soirées, il est le témoin de nos amitiés. Au début, j’ai surtout découvert les punch-fruits qui chantent la coloration des Antilles, puis le planteur, le vrai, découvert dans une case de la plage du Souffleur à Port-Louis, puis le Ti’punch, chez mon ami Jean-Charles et son restaurant magique « Chez Poupoune », sur la plage de Mare-Gaillard, chez qui on venait déguster des langoustes en compagnie de son énorme cochon Poupoune et qui recevait tout autant des chanteurs d’opéra de Cuba, des navigateurs solitaires, des joueurs de Gwo ka ou le batteur du groupe Dire Straits. Enfin, j’ai découvert le rhum vieux, plus tard. Il a fallu que je déguste certains rhums vieux hors d’âge de chez Damoiseau, Reimonenq ou Bielle pour apprécier vraiment les saveurs incroyablement subtiles de ces nectars. Aujourd’hui, ils me font voyager dans des contrées lointaines et ce n’est que le début.

AG : Vos inspirations semblent bien souvent naître dans la nature, qui vous révèle ses secrets dans un monde parallèle ?

AL : Je ne peux renier mon passé et ce projet « Caribbean Dreams » accompagne ma vie artistique depuis plus de dix ans. Il a démarré avec une photo devenue culte « La Dormeuse », qui a voyagé partout dans le monde, inspirant des poètes indiens, des rêveurs orientaux ou des chanteurs américains. La Nature est inspirante et ce monde parallèle que cette photo a enclenché m’a ouvert la voie sur une dimension que l’on croit connaître mais qui nous échappe. Je tente de lire la nature entre les lignes.

AG : Quels artistes vous inspirent, de qui vous sentez vous proche ? Vous avez été comparé à Magritte et Dalí.

AL : Je ne sais pas si j’ai été comparé à Magritte ou Dalí, mais dans ce cas, quel honneur (éclats de rires)! Ces deux Maîtres de la peinture surréaliste m’ont évidemment influencé et surtout Magritte qui manipulait les illusions et le rapport des choses entre elles comme personne. En réalité, je suis une éponge. Je subis les influences d’un grand nombre d’artistes desquels je retiens parfois l’esprit, parfois le trait, parfois l’humour ou la lumière. J’ai adoré Lucien Clergues, j’ai été fasciné par l’outrageux Cheïco Leydmann, exalté par David Lachapelle, mais si je devais ne retenir qu’un nom, ce serait celui d’Ernst Hass, photographe américain, qui réalisa à la chambre le livre « La Création » dans les années 80 et qui m’appris que la poésie est le plus puissant hallucinogène de ce monde.

Alain LackiAG : En plus de votre travail de création, vous êtes le fondateur de la « Maison Caribéenne de la Photographie ». L’objectif étant probablement de rassembler et promouvoir une communauté de photographes des Caraïbes, l’objectif est-il atteint ? Quelles en sont les activités et les projets au sein de cette association ?

AL : La Maison caribéenne de la Photographie est une chrysalide ! Je l’ai créée en 2010 avec quelques amis photographes pour effectivement promouvoir l’art photographique caribéen et ses différentes formes d’écriture. Aujourd’hui, sa structure s’est naturellement consolidée sans qu’aucun projet concret n’ait réellement vu le jour, ce qui conforte l’idée qu’une telle association à sa place et que le public est en attente. Certains échos me font dire que la chrysalide va très prochainement déployer ses ailes…


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AG : Quels sont vos projets actuels ?

AL : J’ai encore une trentaine de crayonnés « sous le coude » pour achever « Caribbean Dreams », c’est ma priorité. Cela débouchera, je le souhaite, sur un très beau livre d’art. Sinon, des expositions prévues à Saint-Barth, à New York et à Los Angeles et à nouveau à Marie-Galante à l’occasion du Festival Terre de Blues, que j’affectionne particulièrement. Un autre projet photographique a vu le jour, que j’appelle pour l’instant « Portraits immobiles », qui est une galerie acide, souvent sarcastique ou humoristique de scènes figées dans la dérision et le décalage, très hautes en couleur. Rendez-vous dans un ou deux ans !

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