Histoire – De l’Habitation Néron à Papa Rouyo, un projet pour la Guadeloupe

L’Habitation Néron est une histoire guadeloupéenne commencée au XVIIIe, qui se poursuit encore aujourd’hui. Elle a connu des événements dramatiques, d’autres plus heureux, avant de s’éteindre dans les années 1960. Aujourd’hui, elle renaît de ses cendres grâce à la SAS Papa Rouyo qui ambitionne de faire de ce site un exemple du dynamisme guadeloupéen.


L’histoire commence en 1732 dans des circonstances aujourd’hui méconnues. Nous savons juste qu’en 1740, Pierre Néron Beauclair, capitaine d’infanterie de milice à Saint-François, acquiert le lieu pour y bâtir une habitation sucrière. La famille Néron Beauclair s’allie à la famille de Boubers, propriétaire de l’Habitation éponyme au Lamentin, qui devient par la suite propriétaire de l’Habitation Néron, nommée à l’époque Habitation Nord-Ouest.

Ce nom fait très probablement référence à la position géographique de l’ensemble, située au nord-ouest de la ville du Moule. Dans les années 1830, la commune compte 64 habitations sucrières pour 2881 hectares de terres cultivées en canne.

L’habitation Néron s’étend sur 140 hectares, ce qui en fait l’une des plus grandes du Moule, et était estimée à 436 481 francs. 108 esclaves y travaillent. Nous avons donc affaire à une grande habitation sucrière.

En 1859, M. de Bougions rachète l’Habitation, qui a pris le nom de Néron. Elle s’est agrandie à 161,45 hectares. Elle héberge une maison de maître, un moulin à vent en bon état, une sucrerie contenant un équipage à six chaudières en potin, une case à bagasse, une rhumerie avec un appareil de distillation discontinu de type Derode, ainsi que des parcs à animaux et des troupeaux.

Cette habitation prospère passe ensuite entre les mains des époux Narcy, puis de M. Guislin. La production sucrière annuelle est estimée à 37 500 kg. Malheureusement, la sucrerie brûle en 1871. Elle est reconstruite en 4 ans après avoir été mise en vente. Le domaine s’est rétréci à 147 hectares. L’Habitation reprend des couleurs sous la direction d’Albert Guy, et plusieurs appareils à distiller sont comptabilisés dans les années 1890.

Une victime des cyclones

Si l’Habitation traverse la crise sucrière de la fin du XIXe siècle, elle se relève difficilement du cyclone du 7 août 1899. Le Courrier de Guadeloupe constate sans appel : « L’habitation Néron, au Moule, a beaucoup souffert du cyclone. Toutes les constructions ont été rasées : maison principale, distillerie, cases à travailleurs, etc. La maison principale est tombée sur le géreur et sa famille, qui ont échappé à la mort miraculeusement. Il y a eu deux victimes sur cette propriété. »

L’activité redémarre, et l’habitation sucrière se transforme en distillerie uniquement. En 1912, Antonin Louis Laprime, industriel de la ville du Moule, prend la suite et modifie le site. En 1923, époque à laquelle la ville abrite six distilleries, le contingent de la distillerie agricole Néron est de 209,35 hectolitres.

1933 marque une nouvelle ère pour la distillerie, date à laquelle Roger Beuzelin rachète l’Habitation Néron. Il modernise la distillerie en 1936 par l’installation d’une nouvelle chaudière à vapeur de 5,70 mètres de longueur et 2,30 mètres de diamètre, pesant huit tonnes. Le contingent à l’exportation augmente à 324,40 hectolitres. Le contingent local s’élève à 16 200 hectolitres.

L’habitation se diversifie sous son impulsion en produisant des jus de fruits et de l’eau de toilette.
Le rhum de l’Habitation Néron titre à 62,5 % en sortie de distillation, avec un taux d’éléments non alcooliques de 346 g/HAP. En 1943, la Guadeloupe se libère du joug pétainiste de Constance Sorin, gouverneur depuis 1939.

Le nouveau pouvoir met en place une commission chargée de relancer l’industrie de l’archipel. Roger Beuzelin est en charge des distilleries. En 1946, il devient membre du Conseil de Modernisation de la Guadeloupe.

La distillerie Néron négocie bien la sortie de la guerre. Elle travaille sa communication et ses slogans : « Néron, le vrai Rhum » ou encore « Le perfide empereur régnait sur le forum, mais le bon Néron règne sur le vrai rhum ».

En 1957, elle fait partie des quatre dernières distilleries encore en fonctionnement en Grande-Terre. En 1966, le cyclone Inez ravage la Guadeloupe. La production de canne à sucre s’effondre de 40 à 50 %. L’habitation Néron ne se relève pas et cesse son activité.

Une habitation multimémoire

Comme toutes les habitations sucrières, l’Habitation Néron porte en elle une multitude de mémoires, dont les murmures bruissent encore le long des vestiges. Il est facile d’imaginer les populations qui travaillaient en ces lieux, du maître à l’esclave, du travailleur indien au planteur, du propriétaire à l’ouvrier agricole.

Et il suffit de savoir que l’Habitation fut, et reste, un lieu de réception et d’animation pour comprendre toute la complexité de ces mémoires multiples, souvent complémentaires et parfois antagonistes.

L’esclavage

L’esclavage est consubstantiel à la naissance de l’habitation. Elle compte une centaine d’esclaves au XVIIIe siècle, chiffre qui est resté relativement stable jusqu’à l’abolition en 1848. Les esclaves travaillent à la production de sucre et de rhum, aux champs, à la gestion du parc animalier, ou encore dans la maison du propriétaire.

Dans les années 1830, l’Habitation Néron est, d’après les chiffres dont nous disposons, la troisième habitation possédant le plus grand nombre d’esclaves, à savoir 108. Lors de la vente de l’Habitation en 1859, celle-ci possède 40 « cases à nègres », c’est-à-dire d’anciens logements pour les esclaves, répartis sur sept parcelles de cannes.

En 2014, la Guadeloupe rejoint le circuit international créé 20 ans plus tôt au Bénin : la Route de l’Esclave. L’idée est de tracer sur les territoires des itinéraires pour lier l’histoire et la mémoire. L’Habitation Néron fait partie des 18 sites guadeloupéens retenus sur ce parcours. À l’abolition de l’esclavage, succédèrent des vagues d’immigration indienne qui vinrent remplacer aux champs les esclaves affranchis fuyant leur servitude passée.

papa rouyo

Les travailleurs Indiens

C’est le décret du 27 mars 1852 qui réglemente l’immigration « d’Europe et hors d’Europe à destination des colonies françaises ». Il organise les conditions de recrutement et d’embarquement des immigrés. Les premiers immigrés viennent d’Europe, de Madère, du Cap-Vert, du continent africain. Entre 1854 et 1857, un service de l’immigration est installé.

Le 25 décembre 1854, le navire L’Aurélie convoie 314 passagers indiens jusqu’en Guadeloupe. Entre 1854 et 1888, 44 553 Indiens quitteront l’Inde pour la Guadeloupe. Les conditions de vie sont misérables, les rapports humains sont brutaux, et les faits de maltraitance sont nombreux. Les conditions de vie de ces travailleurs sur les habitations sont considérées comme proches de celles de l’esclavage.

Citons l’historien Christian Schnackenbourg : « À Moule, 12,5 % des arrivants décèdent la première année, 34 % au cours des trois premières années, 45 % au cours des cinq premières années, et leur durée moyenne de vie active est de neuf ans. » Bien que nous manquions de précisions à ce sujet, l’Habitation Néron participe à cette histoire.

En 1859, sept travailleurs indiens, quatre hommes et trois femmes sont non seulement présents à l’Habitation, mais constituent également des éléments de la vente. En 1872, l’Habitation commande, il n’y a pas d’autre mot, 20 travailleurs indiens auprès de l’administration coloniale.

En 1875, elle en demande dix de plus. De manière générale, la mémoire indienne de la Guadeloupe est peu mise en avant, alors qu’elle concerne l’ensemble des habitations de la seconde moitié du XIXe siècle.

Une mémoire ouvrière

Cette mémoire concerne la multitude de travailleurs et de planteurs qui ont continué à travailler à l’Habitation Néron au XXe siècle. On y trouvait des techniciens, des agriculteurs, des gérants, des administratifs, des distillateurs, des petites mains à tout faire.

Les annonces de recrutement sont diffusées dans les journaux, comme en 1932 dans Le Nouvelliste : « On demande, pour la distillerie Néron au Moule, un employé pour caisse, magasin à rhum et surveillance. Préférence sera donnée à un fonctionnaire retraité. Logement confortable assuré. Références sérieuses exigées. »

En 1957, 26 distilleries officiellement bénéficient d’un contingentement en Grande-Terre. En réalité, seules quatre distilleries agricoles sont encore en fonctionnement. L’Habitation Néron en fait partie. Sur les 26, dix ont choisi de faire distiller par les habitations en fonctionnement.

Il n’est donc pas exclu qu’en plus de distiller le Rhum Néron, la distillerie opère pour d’autres marques. Cette mémoire vit encore à travers les enfants qui ont connu leurs parents s’en allant travailler à l’Habitation Néron.

Une présence religieuse

L’Habitation Néron abrite une chapelle toujours consacrée aujourd’hui. Construite en 1944 et bénie le 3 janvier 1945 par Monseigneur Henri Varin de la Brunelière, évêque de la Martinique, en présence de Monseigneur Jean Gay, évêque de la Guadeloupe, la messe y est encore célébrée tous les derniers dimanches du mois. Plusieurs processions en lien avec cette chapelle ont eu lieu dans l’histoire.

La plus marquante d’un point de vue de la croyance est certainement celle où aurait eu lieu un miracle pendant une procession organisée autour de la « Vierge du Grand Retour ».

Le journal La Paix raconte l’événement survenu en 1948 : « Une femme habitant Le Moule, paralysée depuis sept ans, ne pouvait marcher qu’à l’aide de béquilles. Sa jambe droite, raccourcie par une contraction musculaire, était devenue plus courte que l’autre et son bras droit était complètement ankylosé. Malgré cela, le 2 janvier, elle voulut se rendre à pied du Moule à l’Habitation Néron, à une distance de sept kilomètres, pour y rencontrer la procession. (…) Après de pénibles efforts, elle arriva complètement exténuée au carrefour de Néron où elle rencontra le pèlerinage.

Au moment où passait la statue de la Vierge, elle ressentit une vive secousse dans sa jambe qui se détendit. Elle appuya le pied à terre et remua aisément son bras ; comprenant qu’elle était subitement guérie, elle rejeta ses béquilles et se joignit aux autres pèlerins qui suivaient la procession. » S’il n’y a pas aujourd’hui de célébration de cet événement relaté, l’activité religieuse à travers les offices, mais également la célébration de mariages, assure une présence spirituelle constitutive de l’identité de l’Habitation Néron depuis plus de 80 ans.

Chapelle de l’Habitation Néron, construite en 1944.

Construire une nouvelle histoire

En 1991, le Conseil général de Guadeloupe acquiert le domaine, à l’exception de la maison de maître qui est dévolue en 1993 à la commune du Moule. Certains bâtiments bénéficient d’un entretien. En 2021, un collectif de planteurs regroupés dans la SAS Papa Rouyo signe un bail emphytéotique afin d’exploiter le site. C’est Jessy Galli qui prend la direction du site.

Une nouvelle distillerie

La famille Galli, à l’origine de la distillerie Papa Rouyo, projette initialement d’installer la distillerie sur le site. Malheureusement, les affaires traînant en longueur, l’alambic est monté à Goyave, sur le site de la Brasserie Lekouz fondée également par la famille Galli en 2018.

Les cannes à sucre sont coupées et broyées au Moule, à proximité des champs, puis le jus est acheminé à Goyave pour les opérations de fermentation et de distillation. Le rhum Papa Rouyo prend son envol et connaît un succès rapide. Les premiers rhums vieux ont été présentés en 2024 à travers la série Tanmpo. Le projet de déménager l’alambic à l’Habitation Néron, au Moule, reste d’actualité, même s’il faudra patienter encore un peu.

De nouveaux souvenirs

Lorsque les copropriétaires de la SAS Papa Rouyo, planteurs ou issus d’une famille de planteurs, s’aventurent sur le lieu, ils ont à cœur de défricher le terrain et de dompter une végétation abondante. Ils évaluent les travaux pour la réhabilitation du site et en étudient le potentiel à court et à long terme.

À long terme, des bâtiments doivent être reconstruits, comme la maison du géreur ou une autre bâtisse qui serviront, le moment venu, de lieu d’accueil au public. Le site ayant vocation à être plus largement ouvert aux visiteurs, la distillerie sera installée sur place, et l’Habitation hébergera un restaurant gastronomique qui devra exclusivement s’approvisionner en produits locaux.

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Papa Rouyo fait revivre le rhum sur l’Habitation Neron.

Et il y a de quoi, tant la Guadeloupe est riche de ses fruits et légumes, de ses épices et herbes aromatiques, ou encore de sa pêche et de ses élevages. En attendant la concrétisation de ces projets, l’Habitation Néron organise des réceptions et des festivals, lui permettant de fonctionner, et cherche également des financements pour réhabiliter le site. L’Habitation organise des événements associatifs, comme les vœux de l’UDE-Medef Guadeloupe au mois de janvier, des projections comme le « Nouveaux Regards Film Festival », ou encore des concerts, comme ce fut le cas durant le Pinky Garden en novembre 2024.
L’Habitation Néron s’est par ailleurs spécialisée dans l’élaboration de mariages en proposant différents services et thématiques.

Le projet de renaissance de l’Habitation Néron n’est pas issu d’une simple vision entrepreneuriale. Il s’inscrit dans une profonde réflexion et un engagement en faveur de la Guadeloupe. Ce projet incarne autant l’histoire douloureuse de ce territoire que la volonté de se tourner vers l’avenir, en favorisant le rayonnement local. Les idées qui président à la direction de l’Habitation Néron sont aujourd’hui au carrefour d’aspirations culturelles, patrimoniales, mais aussi économiques, agricoles, touristiques et gastronomiques.


Bibliographie : SCHNAKENBOURG Christian, Histoire de l’industrie sucrière en Guadeloupe aux XIXe et XXe siècles, tome I à IV