Un rêve de rhum, un rêve d’ailleurs. Raphaël Confiant tisse à travers différents passages un monument à la gloire du rhum. Lorsque le personnage principal découvre ce breuvage grâce à son père, ce-dernier lui dit ceci : « Tu vas goûter au vrai rhum, mon garçon. Le vrai ! Celui que l’on ne tire pas de la mélasse mais directement du vesou. Tu sais ce que signifie ce mot ? C’est le jus de canne frais qui contient encore tout le fruité de la canne sur pied, toutes les saveurs des terres où elle pousse. […] Les négociants du Bord-de-Mer n’y connaissent fichtre rien, pas plus que les Blancs-France, d’ailleurs. Je n’aime pas trop le nom de « rhum agricole » qu’ils lui baillent. Moi je préfère dire «grappe blanche» ». Ce résumé à la fois simple et concis du rhum sert de préambule à plusieurs développements autour du rhum.
RHUM ET LITTÉRATURE : RÉGISSEUR DU RHUM – ELMIRE DES SEPT BONHEURS 1/3
Quelques lignes plus tard, l’auteur rédige un passage qui réjouira bon nombres d’amateurs « La grappe blanche qui sort de notre distillerie de Génipa est excellent. Elle est légère et possède un arôme incomparable. Aucun doute là-dessus ! Le rhum de Rivière Salée est réputé partout, mais sache que le meilleur de tous est celui que fabriquent les Neisson, dans la commune du Carbet »….
Le rhum de Confiant est une initiation, il est présent régulièrement. On ne peut pas dire qu’il joue le rôle principal de l’histoire. Il est là pour faire une pause, pour respirer, pour prendre le temps, pour admirer les mots qui s’enchaînent. Mais il est l’épicentre d’une agitation permanente autour de lui, de sa qualité, de sa fabrication. Il soude une équipe qui travaille pour sa gloire, il fédère autour de lui des personnages haut en couleurs, parfois stéréotypés, qui font l’histoire de ce roman. Vient la découverte ensuite de la colonne de distillation, cet « obélisque de cuivre » propice aux divagations poétiques, où l’on entendrait presque la vapeur s’y introduire. On sent une ambiance naître autour de soi. On se laisse bercer : « Tu te laisses alors charroyer dans un voyage, qui, chaque année, ne te déçoit jamais, bien qu’il soit toujours identique. Debout au pied de la colonne, tel un sphinx chargé de garder l’entrée d’un mystérieux royaume, tu répètes dans ta tête les mêmes syllabes : Rhum-Rhum-Rhum ». Et les personnages discutent, débattent, haussent le ton : Pourquoi appeler cela rhum agricole, cela n’a aucun sens ? Pourquoi imposent-t-ils des contraintes, ceux qui en métropole ne connaissent rien au rhum ? Pourquoi imposer les goûts métropolitains ? Pourquoi étrangler les petits producteurs martiniquais ? Sans parler de l’hypocrisie des concours des expositions coloniales ou universelles, où parfois du rhum agricole mélangé à du rhum industriel était envoyé !
Beaucoup d’extraits de ce livre sont autant des hommages aux hommes, aux femmes, à la canne à sucre, au rhum, qu’à la langue française placée sur un piédestal. Tous ces thèmes évoqués se mêlent à ceux de la condition ouvrière générale dans ces années 30 où les grèves durent ; grèves moins présentes dans le roman que dans la réalité.
Si le rhum de Raphaël Confiant est, comme nous l’avons écrit, une initiation, celui de Patrick Chamoiseau est le rhum des confirmés. Il est tantôt une attente d’ailleurs, une joie en devenir, parfois une souffrance, mais toujours un secret. Cet ouvrage, beaucoup plus court mais tout aussi poétique que celui de Raphaël Confiant, est basé sur des témoignages d’anciens ouvriers de la distillerie Saint-Etienne, en Martinique. Ce livre mêle les esthétismes littéraire de Patrick Chamoiseau et photographique de Jean-Luc de Laguarigue. C’est un hommage aux femmes et aux hommes de la canne et à leur savoir-faire, « un vieux savoir, un vrai savoir charnel par lequel le rhum acquiert une âme qu’aucune machine au monde ne saurait susciter ».
Chamoiseau s’attache avant tout aux êtres humains qui ont donné leur vie à cette distillerie du Gros Morne. Il décrit des portraits, des scènes de labeurs, peu de machines, seulement des femmes, des hommes, des regards, des paroles : « Je songe à cette Man Amélya Sérénise, bonne personne et sans démonstration, elle travailla toute sa vie au nettoyage des cuves puis à la mise-en-bouteilles. Un de ces jours pas croyables, on la vit se réveiller, s’habiller comme pour un dimanche de rameaux, prendre un bien-bel bouquet d’hibiscus et deux bouteilles de notre Saint-Etienne, et avancer d’un pas fatal vers une destination du fond des bois d’où nul au monde ne la verrait revenir ».
Puis vient le temps de la dégustation. Elle est introduite par cette angoisse qui s’empare de tous les ouvriers chaque année : le rhum sera-t-il bon ? « Nous y goûtions avec ces inquiétudes. Je dis goûter, et pas l’agouloufer d’un coup de gueule. Prendre une goutte sur la paume de sa main, la frotter fort, et la humer d’un coup afin de surprendre l’effluve d’un éventuel malheur. Puis, yeux clos, laisser la deuxième goutte vous enrober la langue, atteindre vos yeux puis épandre dans votre tête l’arroi des succulences ». Ces mots qui se suffisent à eux-mêmes, nous conduisent à ralentir le temps. Dans ce temps lent, il faut six heures à un punch pour « investir une âme ». Au bout de cette attente apparaît alors une silhouette, un mirage, une femme, le spectre d’un futur manque, une félicitée instantanée, une sirène : « Elle portait le madras calendé des traditions du vieux Saint-Pierre, paré d’une broche et d’une épingle tremblante. Un corsage de coton blanc brodé, à manches courtes, fileté de satin rouge et dentelles ; une jupe large à volants relevée sur une hanche moqueuse, et un jupon de velours ou de soie alchimique ». Il ne s’agit pas que de la Belle présente sur l’étiquette de la bouteille, il s’agit de bien plus, c’est une quête, une envie. Cette vision n’apparait que très rarement, parfois qu’une seule fois dans toute une vie, parfois jamais….Mais elle est capable de plonger dans la folie celui qui, après l’avoir vu, cherche à la retrouver.
S’il fallait résumer de manière extra-littéraire ce périple de dégustations, il faudrait faire appel à Michel Audiard, auteur des dialogues du film Un singe en hiver :
« – Oui Monsieur, les princes de la cuite, les seigneurs. Ceux avec qui tu buvais l’coup dans l’temps mais qui ont toujours fait verre à part. Dis-toi bien qu’tes clients et toi, ils vous laissent à vos putasseries les seigneurs, ils sont à 100 000 verres de vous. Eux, ils tutoient les anges.
– Excuse-moi mais nous autres, on est encore capable de tenir le litre sans se prendre pour Dieu l’Père.
– Mais c’est bien ce que je vous reproche. Vous avez le vin p’tit et la cuite mesquine. Dans le fond vous n’méritez pas d’boire »
Patrick Chamoiseau nous présente avec un équilibre poétique remarquable – ni trop, ni trop peu – et une maitrise du rythme littéraire, des ouvriers qui sont à « 100 000 verres de nous », de nous tous. Un ouvrier voulut vivre jusqu’à 123 ans afin de pouvoir l’apercevoir une dernière fois…et dans un dernier punch, il la nomma Elmire….
Tout le monde par la suite vit son Elmire, la chercha, la souhaita, l’espéra. Un jour un peintre tenta de la mettre sur sa toile. Il interrogea tout le monde pour savoir comment elle était, mais chacun la décrivit à sa manière… Elmire est intime, elle est une inconscience, elle dans la souffrance, dans le désir, dans l’individu. Le peintre sacrifia le reste de sa vie à peindre son visage : « Les larmes de ses déconvenues rongeaient les tonneaux et dissolvaient ses gouaches. Pour peindre cette féerie, il invoqua des couleurs inconnues, il mélangeait le jus de canne à la terre, et le cœur de chauffe à la rouille des hautes cuves. Il écrasa des larmes de manicous et des œufs d’anolis dans le bleu de ses mirages. Il tenta des visages, puis n’osa plus les achever. » Le peintre finit par admettre qu’elle était insaisissable car trop personnelle, trop enfouie en chacun de nous. Le rhum, décrit avec dextérité par Patrick Chamoiseau, est le plus doux véhicule pour tenter d’approcher l’insaisissable Elmire. Et pourtant, elle paraît être réservée à une humble élite qui sait prendre le temps, qui connait le secret du rhum et qui en connait la souffrance.
Après avoir lu le texte, il paraît important de revenir sur les magnifiques portraits photographiques qui jalonnent l’ouvrage. Ces regards sont tristes parfois, souriants quelques fois, la plupart du temps mystérieux. Pendant toute la lecture, ce sont eux qui vous observent découvrir les mots, découvrir le goût, découvrir l’imaginaire. Une fois le livre terminé, c’est à vous de les regarder, sans que vous puissiez vous empêcher de vous dire : « eux, ils connaissent le secret…. »