François Moll, nous sommes tombés sur un dessin de lui en faisant des recherches sur le web : une machine à vapeur de sa série « machines fumantes et non fumantes » à l’encre de chine. Nous avons découvert en entrant contact avec lui, un « sacré personnage » auteur de dizaines et de dizaines de dessins sur ce qu’il appelle « sa sauvegarde du patrimoine de la Martinique », un travail long et méticuleux. Depuis une relation privilégiée s’est instaurée entre Rumporter et l’artiste dont les machines à vapeur et les habitations ont décoré le dernier Rhum Fest Paris.
Anne Gisselbrecht: François, tu es d’abord connu pour tes maisons créoles. Comment s’est déroulé ta rencontre avec ces fameuses machines à vapeur ? Que t’ont-elles inspiré, que t’évoquent ces rouages, comment s’inscrivent-elles dans ton projet artistique ?
François Moll : Il est vrai que ce qui se dit ici en Martinique, à propos de François Moll, c’est qu’il est habité par les maisons créoles. Mais lorsque je suis arrivé aux Antilles en 1977, mon travail était essentiellement orienté vers la peinture, mon esprit en était obsédé, mes pensées étaient colorées. Or, pour la peinture, un atelier s’avère indispensable. Il m’a fallu un jour abandonner mon atelier, j’ai alors parcouru la Martinique dans toutes les directions, cela m’a fait découvrir une multitude de choses sur l’île et ses habitants qui se sont toujours montres courtois et avenants envers moi. Bien évidemment, certains ont découvert en moi un compagnon de boisson : un rhumantique pratiquant en puissance, mais c’est pour un tout, un ensemble avec la nature, les gens, le climat, la vie que je pouvais mener ici et encore une multitude de petits détails, que j’ai éprouvé un réel grand coup de cœur pour la Martinique, cette poussière dans l’océan comme disait De Gaulle. Sillonnant les routes au travers des différentes communes, il me fallait voyager léger et c’est donc ainsi que j’ai adopté l’encre de chine : juste une trousse, un carton à dessins, un hamac et quelques fringues …
J’ai commencé par dessiner toute la folie douce et râpeuse que j’avais à l’esprit et que je considérais comme des esquisses pour des peintures à venir, jusqu’au jour il a bien fallu songer à gagner ma vie, mon indépendance a l’égard du monde extérieur. Et comment ??? Avec mes dessins bien sûr! C’est ça être obsédé… Suite à une discussion avec la mère d’une amie peintre, Fredro Lecup alias « Louloune », qui me conseillait de peindre ou dessiner des scènes typiques avec cocotiers, petites cases créoles, ambiance de bar avec parties de dominos, yoles sur les plages, etc ; je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire de pertinent sur l’architecture locale.
Leonard Cohen disait dans une interview : “ le succès, c’est la survie de l’artiste ” et comme mes dessins sur le thème des maisons créoles ont eu du succès, ça m’a suivi. Le public les a très bien accueillis et il arrive souvent même que des Martiniquais me remercient de sauvegarder ainsi le patrimoine de leur île. Un beau jour, mon voisin proche des ilets du François, José Hayot, propriétaire des rhums Saint-Étienne et amateur d’art qui apprécie beaucoup la facture de mon travail, m’explique qu’il voudrait bien faire un cadeau original à son père Yves, qui lui même possède la distillerie du Simon produisant les rhums Clément, Saint-Etienne et Bally, et me demande de lui dessiner quelque chose en rapport à cette usine. C’est là que je me pris de passion pour les machines à vapeur et les colonnes à distiller. Ravi du résultat, José me passa deux autres commandes pour Saint-Etienne. Il y eut ensuite M. Benoît des rhums Saint James (aujourd’hui à la retraite) qui m’a fortement encouragé dans ce travail, puis Mme Vernant des rhums Neisson avec la machine à vapeur de la rhumerie mais surtout la magnifique colonne a distiller tout en cuivre et en laiton qui fut un défi a retranscrire sur papier et, enfin, Mr Larcher qui gérait les rhums JM il y a quelques années de cela. Quand aux autres, ils comprendront peut être un jour le sens et la valeur de mon travail patrimonial.
Aujourd’hui, après avoir cessé d’en dessiner depuis quelques années pour être passé à d’autres sujets, j’espère toujours pouvoir m’y remettre afin de parvenir au bout du projet de réunir toutes les pièces d’un ensemble patrimonial avec toutes les rhumeries fumantes de la Martinique ainsi que les vestiges de certaines usines désaffectées éparpillées dans l’île. Ca ferait un superbe ouvrage que j’agrémenterais d’un texte tournant autour de la passion amoureuse du chef mécanicien pour son usine. Le chef mécanicien est celui qui inspire le plus de respect sur ces lieux de travail, de lui dépend toute la saison où l’usine fumera.
AG : Le rhum est une institution ici en Martinique. Quel regard un artiste comme toi porte-t-il sur la culture rhum locale ?
FM : Dès le premier jour de mon arrivée, le 1er novembre 1977, je fus confronte au rituel du punch. Trois années en amont, suite a une cuite épouvantablement indigeste liée à un mauvais mélange d’alcools, j’étais devenu complètement réfractaire aux boissons alcoolisées, la moindre effluve m’en donnait la nausée. Je ne buvais alors presque essentiellement que du thé et des jus. Celle qui fut jadis ma femme et demeure une amie très chère aujourd’hui, avait été mutée ici pour enseigner la philo. Elle m’avait donc précédé ici en Martinique de deux mois et, s’étant familiarisée, aux mœurs et coutumes, elle me précisa que notre voisin avait préparé un repas pour me souhaiter la bienvenue et qu’avant de passer à table, il y aurait le rituel du punch auquel je ne pourrais échapper, qu’ici c’était une institution et que ce serait un affront de refuser. Hé bien … je fus aussitôt séduit par le rhum qui ne ressemblait en rien aux autres alcools.
Ce que j’ignorais, c’est que, dans cette contrée, le rhum coule à flot. Rapidement, je compris que mon voisin et ses compères formaient une église fervente d’alcooliques pratiquants et que des églises du même type foisonnaient partout sur l’île, dans tous les quartiers, matin, midi et soir. Comparativement à l’angélus, on loue le seigneur Bacchus pour conjurer les mauvais traitements de la vie en buvant cette boisson divine chargée de spiritualité. C’est l’aliment complet par excellence : il y en a pour le corps, l’esprit et l’âme. Et moins c’est mélangé, plus ca vous transporte sur les hauteurs. Dans certaines églises on ne consomme que du soixante deux degrés.
Notre maison, où je vécus heureux avec ma muse, se situait à la campagne entre le François et le Vauclin, dans un quartier qui se nomme Petite France. Elle surplombait l’océan avec, au premier plan, les îlets parmi lesquels l’îlet pelé sur lequel je vis actuellement et où j’aurai habité plus de dix sept ans de ma vie (le lieu idéal pour un individu de mon espèce) et puis juste en contrebas sur la droite, l’usine fumante du Simon : point de départ du thème des machines à vapeur. Ma muse, ma femme, ma doudou, celle qui était unique, resplendissante, brillante à mes yeux, évoluait dans un milieu d’enseignants, ce qui me permit de rencontrer des gens différents de ceux de mon voisinage direct, retraités ou chômeurs pour la plupart, qui passaient leurs journées à se rendre visite les uns les autres, ce qui les engageait à prendre le punch tout en écoutant les avis d’obsèques pour ne pas manquer l’occasion de se mettre sur leur trente et un puis de se rendre au bourg, en fait plus pour rencontrer leurs compères des autres quartiers de la commune dans les bars, que pour suivre religieusement le cortège en direction de la dernière demeure dans la cité blanche, au milieu des parents, amis et alliés partis avant eux (NDLR : en Martinique les tombes sont carrelées de blanc, d’où l’appellation cité blanche).
Il y avait deux catégories d’enseignants : les ternes et les joyeux. Les uns étaient fréquentables, les autres ennuyeux. En bon hédonistes, nos choix furent en faveur de la fête et cela se traduisit par un enseignement géographique complet des lieux dits festifs, dansant, et gastronomiques de la Martinique, au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, au centre et tout autour. Ce fut là l’occasion de goûter à toute la panoplie de rhums vieux, parmi lesquels le rhum JM de dix ans d’âge qui est considéré à l’unanimité des amateurs/connaisseurs comme étant comme le meilleur de l’île. Pour ce qui concerne le rhum blanc, le Neisson est le plus apprécié, le mieux noté, mais en dehors des préférences, tous s’accordent pour dire que les rhums agricoles de la Martinique sont tous de très bonne facture et certainement les meilleurs du monde (rires).