Les rhums dits «grands arômes» de tradition française, ou «high esters» de tradition anglaise, connaissent un succès croissant ces dernières années. Ces rhums à haute teneur en esters et en composés volatils autres que les alcools éthylique et méthylique supérieure, qui pendant des siècles étaient mélangés avec des rhums peu aromatiques pour leur donner du peps, ou servaient d’exhausteurs de goût dans l’industrie agroalimentaire, font désormais l’objet d’embouteillages spécifiques. Cependant, définir ces deux catégories reste une tâche difficile. Trois experts, Stephen Shellengerger, Matt Pietrek et Thierry Grondin, vont nous aider à y voir plus clair.
Il n’existe pas qu’une seule façon de produire des rhums grands arômes et des rhums high esters. Mais on peut toutefois faire ressortir quelques grandes lignes communes. L’apparition des esters et des composés non-alcools à l’origine de bien des arômes présents dans le rhum, se joue en grande partie lors de la fermentation. Le temps de fermentation est donc particulièrement long (au moins une semaine) dans leur processus de production, davantage pour le high ester que pour le grand arôme d’ailleurs.
L’ajout de vinasse (résidu liquide de la distillation) pendant la fermentation est une autre marque de fabrique. De même que le fait de favoriser l’émergence de bactéries qui viennent concurrencer les levures, alors que la plupart du temps, elles ne sont autorisées qu’en très petite quantité, ou même purement et simplement bannies.
C’est de cette compétition entre levures et esters que vont naître les arômes particulièrement puissants qu’on retrouve dans les rhums grands arômes et high esters (vernis, parfum, fruits très mûrs, bocal à olive, saumure, bonbons anglais…).
Lorsqu’on produit un rhum, on cherche en règle générale à éviter l’apparition de certains arômes générés notamment par la présence de bactéries. Ici c’est tout le contraire, puisqu’on va chercher à en favoriser l’émergence, parfois on les contrôlant, parfois en leur lâchant la bride. Dans certains cas (notamment en Jamaïque), on utilise un muck pit/dunder (fosse où on cultive des boues organiques qui vont venir ensemencer la cuve de fermentation) afin de multiplier les occurrences bactériennes.
L’utilisation d’un alambic pot still va aussi permettre de conserver davantage d’esters et de composés non alcools, ainsi que les arômes qu’ils produisent, même s’il est possible de le faire (mais dans une moindre mesure) avec une colonne simple. En règle générale, les grands arômes sont produits avec des colonnes simples et les high esters avec des pot still.
En Martinique et à la Réunion
Selon la définition légale française, le rhum « grand arôme » doit présenter une teneur minimale en substances volatiles autres que les alcools éthylique et méthylique égale ou supérieure à 800 grammes par hectolitre d’alcool pur et une teneur mini- male en esters égale ou supérieure à 500 gammes par hectolitre d’alcool pur.
Depuis son abandon du rhum traditionnel mélasse au profit du rhum agricole à partir du début du 20e siècle, la Martinique a quelque peu délaissé la catégorie. À part bien sûr la sucrerie/distillerie de la Baie du Galion (à la Trinité) qui continue de produire et de commercialiser son grand arôme, notamment son Latitudes à 60 %. Il est issu d’une fermentation longue du vin de mélasse de canne à sucre, auquel on a rajouté de la vinasse d’une précédente distillation.
Des levures spontanées sont utilisées. Mais le Galion n’est plus la seule distillerie française à produire des rhums à haute teneur en esters. Savana (La Réunion) a en effet lancé la production de grand arôme (gamme Lontan) à la fin des années 1990, mais aussi de high ester (gamme Herr) un peu plus tard , et se taille depuis un beau succès sur ce segment. Elle a même réalisé de belles innovations en mélangeant son grand arôme avec du rhum de mélasse vieux (Le Must), ou en faisant vieillir ses cuvées.
Jamaïque, la terre promise
La Jamaïque est bien entendu LA terre promise des high esters. La plupart des distilleries produisent différents types de rhums de mélasse, qui sont catégorisés selon leur teneur en esters. Ces catégories sont appelées marks.
Ces marks peuvent être communes à plusieurs distilleries, ou au contraire se distinguer les unes des autres. Mais on peut aussi catégoriser les rhums jamaïcains en Common Clean avec un niveau d’es- ters de 80 à 150, Plummer (150-200), Wedderbun (200-300) et Flavoured (700-1600).
Des distilleries comme Long Pond ou Hampden sont particulièrement connues pour leurs rhums très lourds, très riches en esters. La façon dont est réalisé un high ester en Jamaïque varie là encore selon les distilleries. La fermentation est plus longue que pour la production d’un grand arôme, et dure souvent plusieurs semaines.
On utilise aussi des alambics pot still. Certaines distilleries utilisent des levures spontanées, d’autres des levures sélectionnées par leur soin en leur sein. Il y a un ajout de vinasse, mais aussi parfois d’un dunder cultivé dans le muck pit.
Les rhums de pur jus de canne s’y mettent
Mais la Jamaïque, la Martinique et la Réunion ne sont plus les seuls endroits au monde où l’on produit des rhums à forte teneur en ester et en substances volatiles autres que les alcools éthylique et méthy- lique supérieure. Il suffit de jeter un œil à la gamme Plantation pour découvrir qu’on en réalise aussi à Sainte-Lucie, ou dans les îles Fidji.
À la Barbade, Foursquare et WIRD s’aventurent aussi à proposer des rhums riches en esters, tout comme Mhoba en Afrique du Sud (Pot Stilled High Ester 74,4%). Le travail de Mhoba est à cet égard intéressant, puisque ces rhums chargés en esters sont des purs jus de canne, ce qui vient briser l’hégémonie des rhums de mélasse.
On pourrait aussi citer le travail réalisé par Guillaume Ferroni avec La Dame Jeanne Heavy N°14,un qui est un pur jus de canne des Canaries. Sous nos latitudes, de plus en plus de distilleries hexagonales prennent d’ailleurs comme modèle les grands arômes et les high esters pour façonner leurs rhums de mélasse (la distillerie de Lyon avec son rhum ayant fermenté 5 mois par exemple).
Le style chargé en esters tend donc à se développer et trouve de plus en plus preneur. Cependant, il ne peut pas plaire à tout le monde. Si on osait une comparaison, ce serait avec la tourbe des whiskies écossais. On aime, ou pas. Mais quand on aime, on adore. Et cela pose parfois problème, car les aficionados des esters peuvent rester «coincés» dans ce type de rhums et peiner à en sortir.
Mais pour en savoir plus, nous avons donné la parole à 3 experts afin qu’ils nous expliquent un peu plus en détail ce que sont les rhums grands arômes et les high esters.
Gran Aroma
Vous rencontrerez parfois la mention “gran aroma”, en parti- culier sur les étiquettes de bouteilles de rhum de tradition espagnole. Elle n’a rien à voir avec la définition habituelle d’un grand arôme ou d’un high ester, mais signifie simplement que le rhum est plus aromatique que d’habitude. Souvent parce que du rhum “lourd” ou aguardiente, est entré dans sa composition.