Histoire – Il y a un siècle le goût du rhum (partie 2)

Par Anna Ostrovskyj et Matthieu Lange

Après avoir étudié le goût des rhums de Martinique, au début du XXe siècle, nous poursuivons notre exploration avec les rhums de Guadeloupe et de La Réunion. À partir de sources plus éparses, nous présentons les tendances gustatives de différents rhums représentatifs de ces territoires.

LES RHUMS DE GUADELOUPE

La Guadeloupe s’éloigne quelque peu de la production martiniquaise et les sources concernant la production sont rares. Nous disposons d’un seul tableau, fourni par le Professeur Sanarens en 1925, dont on déduit que le titre alcoolique en sortie d’alambic est supérieur de 2 à 3 % environ, aux rhums martiniquais. Nous nous baserons sur des études de ce même professeur, réalisées en 1913 pour analyser des rhums guadeloupéens.

UNE GÉOLOGIE

La Guadeloupe présente une très grande variété de sols. Au centre de Basse-Terre, le cône de la Soufrière abrite des sols ferrallitiques. On trouve des sols plus riches sur les côtes. Les précipitations autour du volcan font de la Basse-Terre un endroit où la canne à sucre n’atteint pas toujours de très hauts niveaux de sucre.

La forte minéralité des sols, leur richesse et leur profondeur contribuent au goût plus végétal et minéral du rhum. Grande-Terre et partiellement Marie-Galante partagent, elles, le même type de sol, constitué en majorité de vertisols de smectite et de calcite, et de sols calci-magnésiens. Les zones océaniques sont couvertes de cannes à sucre.

Le stress hydrique et le vent généreux durant la saison des alizés, contribuent à la très grande richesse en sucre des cannes, offrant la grande douceur et les notes fruitées du rhum produit à partir des cannes cultivées dans ces régions.

La végétation a envahi le site de l’ancienne usine Dorot.

RHUM D.F MILLAU, RHUM DE MÉLASSE

Avec un taux d’aldéhydes de 12,0 g/HLAP, on se retrouve dans une dimension très proche d’un rhum martiniquais de vesou cuit, où cette présence est bien perceptible. Un dégustateur trouverait dans ce rhum de petites notes de fruit frais.

Les éthers montent à 77g/HLAP. Ce chiffre est typique d’un rhum produit en distillation discontinue, à partir d’une mélasse de troisième catégorie. Le niveau d’éther laisse penser à de l’acétate d’éthyle qui rappelle l’arôme de fruits tropicaux mûrs, en particulier l’ananas.

La notable quantité des alcools supérieurs, 121g/HLAP, enrichit le bouquet aromatique d’une pointe alcoolique et d’arômes fruités et cireux. Les furfurols à 1,0 g/HLAP se situent à un niveau aussi comparable à ceux d’un rhum de sirop. Ils enrichissent le hum de légères notes fumées, de noisette et d’amande grillée, de caramel brûlé et de café moulu.

L’acidité volatile, 28,5 g/HLAP, complète la palette aromatique de légères touches lactées et acides. Globalement ce rhum a une quantité de congénères proche de celle d’un rhum de sirop, mais légèrement en-deçà des rhums martiniquais.

On peut supposer qu’il s’agisse d’une orientation guadeloupéenne où les sucreries jouaient un rôle plus important dans l’économie. Le rhum restait un sous-produit de l’industrie sucrière. L’utilisation de vinasses lors de la fermentation n’était assurément pas chose courante. Aujourd’hui les rhums de l’Usine Bonne-Mère perpétuent cette tradition de rhum de mélasse en Guadeloupe.

RHUM H.B.M, RHUM DE VESOU

Les aldéhydes présentent un taux moyen de 13,9 g/HLAP, avec un pic à 20,1. Ces données se rapprochent des rhums de vesou de Martinique, avec une perception suffisante pour ressentir d’évi- dentes notes vertes. Les éthers allant de 47,1 à 67,8 g/HLAP s’éloignent des quantités présentes dans un rhum vesou cru de Martinique.

On peut supposer qu’ils orientent vers des goûts floraux et fruités. Cela signe une distillation continue, probable- ment en colonne, ce que confirme le bas niveau, 92,3 g/HLAP, des alcools supérieurs. Ils amènent des notes vertes et balsamiques. Les furfurols, 0,6 gr/HLAP, bien moins perceptibles que dans le rhum de vesou martiniquais, apportent de légères notes grillées en fonction de la distillation.

Ces données nous restituent le portrait d’un rhum de vesou guadeloupéen assez distant de celui de Martinique. Plus léger, herbacé et floral, en distillation continue, avec un degré plus élevé, ce rhum semble autant orienté vers le marché intérieur que vers l’exportation. On pourrait avoir une idée de ces goûts végétaux et floraux aujourd’hui peut-être en se tournant vers le remarquable rhum Grande Savane de Bologne.

À l’aune de ces analyses, on perçoit un marché guadeloupéen éloigné des standards martiniquais, avec un marché local restant lié à une consommation diversifiée et une partie de la production destinée à l’exportation. Plus globalement, en tenant compte des analyses des rhums martiniquais traitées dans la première partie de notre article, c’est la très grande diversité des profils qui carac- térise les rhums antillais du début du XXe siècle. Les Antilles françaises bouillonnaient de pratiques multiples vers lesquelles certains producteurs reviennent peu à peu.

Bologne Savanna

LES RHUMS DE LA RÉUNION

Les sources concernant la Réunion sont également faibles. Pire, les rhums présents sur le marché français au début du XXe siècle ne se revendiquent quasiment jamais de la Réunion. Car, en effet, la Réunion est historiquement une île sucrière avant d’être une île à rhum.

LE PAYSAGE CANNIER ET RHUMIER DE LA RÉUNION

En 1905, on trouve à la Réunion beaucoup de variétés de cannes à sucre. La Louzier contenant un taux de sucre de 16,28 %, la Guinghan ou Batavia avec 18,94 % de sucre et la Port-Mackay affichant un taux de 17,74 % sont les principales. Si les taux de sucre semblent élevés, les cannes sont destinées à la sucrerie, la mélasse servant par la suite, à la production de rhum.

On peut tirer en moyenne 50 litres d’alcool à 54° d’un hectolitre de mélasse. Mais le rhum reste un produit secondaire malgré les encouragements du Gouvernement colonial à la production d’alcool à travers des primes. Celle-ci passe de 20731,92 hl en 1889 à 31253,63 hl en 1902.

Les distilleries se multiplient après 1890. Les exportations augmentent, passant de 11291 hl à 18900 hl entre 1890 et 1899, pour atteindre 40590 hl en 1910. Sur le marché local, on trouve naturellement du rhum de mélasse, mais aussi une infime quantité de rhum de vesou issu de productions familiales.

UNE GÉOLOGIE

L’île de la Réunion est avant tout une île volcanique. Les sols qui alimentent les plantations de canne à sucre peuvent être définis comme des sols légers et de diverses natures. Étiologie différente de celle de Martinique et de Guadeloupe, avec une stratification de basaltes et de granites, l’île de la Réunion est le résultat de l’activité volcanique qui a façonné son paysage. Trois volcans majeurs ont contribué à sa formation.

Il y eut d’abord le Piton des Neiges et le volcan des Alizés qui ont émergé il y a environ 8 millions d’années. Ce dernier a cessé progressivement son activité avant de s’effondrer, tandis que le Piton de la Fournaise a surgi sur ses restes. À côté des volcans, les précipitations abondantes ont creusé des cirques et des ravines dans la roche volcanique, formant un paysage spectaculaire et instable.

La canne à sucre alimente de nombreuses usines au début du XXe siècle, mais sa production est très contrastée entre les zones au vent, Est et Nord, et sous le vent, Ouest et Sud. Si le climat tropical est très favorable à la canne, tous les sols ne le sont pas. Outre des terrains souvent accidentés, les terres situées au-dessus de 600 mètres d’altitude sont froides et montagneuses.

Les sols adaptés à la culture de la canne se divisent en trois grandes catégories. Pour 60 %, il s’agit d’un andosol jeune, riche en argile et carbone organique, assez acide. Ensuite, nous découvrons un cambisol andique, exploité à hauteur de 15 %. Il est léger, friable et perméable à l’eau, caractérisé par l’absence de grandes quantités d’argile illuviale, de matières organiques, de composés d’aluminium et de fer, mais riche d’autres minéraux.

Enfin se trouvent des sols bruns, ferralitiques ou vertiques, plus anciens, profonds et riches en argile et en pierres, exploités au quart. Le risque de compaction du sol existe en cas de fortes pluies.

LA MÉLASSE RÉUNIONNAISE

La mélasse utilisée pour produire le rhum est de faible qualité en ce début de XXe siècle. Le taux de sucre fermentescible y varie en moyenne de 44 à 52 % à la Réunion, alors qu’il dépasse fréquemment les 60 % aux Antilles françaises.

À partir d’une tonne de canne à sucre, on produit de 16 à 20 litres de mélasse. Malheureusement, ni aux Antilles ni à La Réunion, les fermentations ne sont totalement maîtrisées. Une bonne partie du sucre contenu dans le moût n’est pas transformée en éthanol.

Pairault, pharmacien en chef de l’armée coloniale ayant exercé en Martinique, parvint à réduire de 20 % les pertes sur le rendement global des mélasses, en composant progressivement la cuve de fermentation avec des levures sélectionnées.

Une telle amélioration aurait été théoriquement possible partout, mais les données dont nous disposons sur la Réunion montrent que le territoire était malheureusement loin d’appliquer ces schémas vertueux.

L’ANALYSE DES RHUMS

Le chimiste Xavier Rocques a réalisé des analyses de rhums réunionnais en 1913 qui nous éclairent aujourd’hui. Il nous présente cinq rhums très probablement issus de mélasses assez proches les unes des autres. Nous tirons de ses résultats un portrait moyen de rhum de la Réunion.

Les aldéhydes s’expriment en moyenne entre 15,6 et 19,6 g/HLAP, avec un pic à 25. Leur niveau est comparable à celui d’un rhum de vesou de Guadeloupe. La distillation en système continu est fort possible. Ils sont assez détectables en bouche et donnent un trait de piquant. Les éthers situés entre 69,3 et 77,4 g/HLAP, avec un point bas à 34,9, sont présents en bouche sans être prépondérants.

Leur niveau est comparable à ceux d’un rhum de sirop martiniquais. En tenant compte de la qualité de la mélasse et du type de fermentation, les éthers sont probablement représentés par les butanoates, les octanoates et décanoates et voire les décyl acétates qui confèrent des arômes doux et fruités, mais surtout de fruits à coque grillés, de cire et un peu de piquant.

Ce niveau d’ester écarte la possibilité d’ajout de vinasses reposées dans le moût lors de la fermentation. Pairault confirme par ailleurs que l’utilisation de vinasses à la Réunion est assez rare.

Les alcools supérieurs marquent leur présence avec des taux allant en moyenne de 157 à 175 g/HLAP, avec un pic à 224. C’est considérable, surtout pour le rhum contenant 224g/HLAP. Il s’agit d’un rhum complexe, utilisable pour la maturation sous-bois.

Mais en tant que rhum blanc, les saveurs de fruits à coque, de cire, de fleurs sont dominantes, avec une touche de fraîcheur balsamique, et, selon la provenance des mélasses, une note plus ou moins iodée. Les furfurol, variant de 0 à 1,4 g/HLAP atteignent juste le seuil de perception avec notamment les notes classiques de noisette, d’amande grillée, de réglisse et de caramel brûlé.

L’acidité volatile peut atteindre selon les rhums analysés 177g/HLAP. Ce haut niveau témoignerait, pour ce cas précis, d’une fermentation complexe, avec les participations d’autres espèces de bactéries (acétiques, lactiques, clostridium). Enfin, en sortie d’appareil, le distillat se situe entre 57,8 % et 67,9 %. Il s’agit en moyenne d’un niveau plus élevé que celui des rhums de Martinique et de Guadeloupe.

Nous savons que les types d’appareils de distilla- tion utilisés à la Réunion ont commencé à se diversifier à la fin du XIXe siècle. Les analyses présentes font tantôt penser à une distillation en alambic, tantôt à une distillation en colonne. Il ne nous est par conséquent pas possible de nous prononcer sur ce point.

Cependant le produit final est un rhum de mélasse revêtant un fort caractère, bien reconnaissable et spécifique. Correspondant aux critères d’importation des rhums dans l’Hexagone au début du XXe siècle, on déduit qu’il pouvait être destiné plutôt à l’export afin d’être dilué dans les ports de Métropole.

Transport traditionnel de la canne en charrette La Réunion, années 1960.

ODE AU RHUM DE MÉLASSE

Les conclusions concernant les rhums réunionnais sont bien différentes de celles concernant les rhums antillais. L’Indication géographique « Rhum de la Réunion » établissant les règles de production consacre aujourd’hui la diversité de la production. Les progrès relatifs à la qualité des matières premières et de la fermentation ont été naturellement colossaux depuis un siècle, mais la Réunion poursuit les fermentations longues et courtes, acides ou non, les distillations hautes et plus basses, les distillations continues ou discontinues, autant à travers d’imposantes usines rhumières qu’à travers des distilleries familiales.

Les rhums à forts caractères existent toujours. Les Grands Arômes et les High Ester de la distillerie Savanna (Herr par exemple) en sont de bons exemples. Le rhum de mélasse reste écrasant, plus de 99 % de la production de l’île, mais on y produit toujours des rhums aux goûts et profils techniques et aromatiques très différents.