Alexandre, parlons du terroir du rhum jamaïcain…
Pour commencer, j’aimerais avoir une pensée pour nos amis jamaïcains qui viennent d’essuyer un ouragan particulièrement sévère, Beryl (l’entretien a eu lieu en juillet 2024 NDLR). Long Pond et Clarendon ont été touchés et il y a eu des dégâts, mais une distillerie c’est avant tout des humains et même s’il n’y a pas eu de morts c’est miraculeux.
Est-ce que tu y vois la marque du réchauffement climatique ?
Ces épisodes de tempêtes tropicales sont de plus en plus intenses et longs dans l’année. Normalement c’est plutôt fin août et depuis quelques années, ils peuvent arriver dès juillet! En Jamaïque, à la Barbade (qui n’a finalement pas été touchée par Beryl) et dans toutes les Caraïbes, les gens vivent dans la crainte de voir leurs pays détruits.
Comment définir le style jamaïcain dans le rhum ?
Au sein des rhums de Jamaïque qui ont cette signature sur les fruits exotiques, il y a deux styles bien distincts, celui du nord et celui du sud. Historiquement, ce sont des sucreries qui ont lancé des distilleries. Dans le sud, les plaines plates, faciles à cultiver, ont permis aux sucreries de devenir importantes en taille.
Cela leur a également permis de réaliser une course à l’échelle au moment des crises sucrières, et de survivre en produisant beaucoup à bas coût. Et ainsi elles ont pu faire face fin XIXe siècle à la concurrence du sucre de betterave. C’est pourquoi on y trouve des alambics, mais aussi des colonnes à distiller.
Concomitamment, fin XIXe, les Allemands qui adoraient le goût du rhum jamaïcain sont arrivés à comprendre sa signature chimique et ont demandé aux distillateurs de leur créer des concentrés qu’ils pourraient ensuite diluer.
C’est aussi pour cela que ces concentrés s’appellent high esters et-ou continental flavour. Les distilleries du sud, qui avaient moins besoin du marché allemand se sont détournées de ce marché de niche, et ce sont les distilleries du nord, moins grandes et dotées d’alambics, qui se sont spécialisées dans ces rhums lourds tirés d’alambics et de longues fermentations.
Ensuite certaines distilleries notamment du sud et du centre se sont dotées de colonnes en plus de leurs alambics et ont eu les deux options. On a aussi vu la création d’un style jamaïcain plus neutre.
La Jamaïque, c’est plutôt la colonne ou le pot still ?
L’appareil de distillation roi en Jamaïque, c’est quand même le double retort. La colonne est utilisée pour alléger les rhums, les rendre plus abordables.
Quelle est l’importance de la mélasse dans le rhum jamaïcain ?
La qualité de la mélasse, les grades A, B, C… ont leur importance et les distillateurs apprennent à les travailler. Mais il faut savoir qu’une grande partie de la mélasse utilisée par les distilleries est en fait achetée en dehors du pays par le Spirits Pool (dont elles sont actionnaires). Donc pour moi le terroir du rhum jamaïcain se trouve avant tout dans le travail de fermentation et de distillation. En premier lieu, la fermentation.
Pourquoi la fermentation ?
En Jamaïque, le maître distillateur est avant tout un maître fermenteur. Les levures sont certes ce qui transforme les éléments du vin de mélasse, notamment le sucre, en alcool, mais surtout en arômes ! Prends le muck pit, c’est unique. Et la façon d’acidifier les jus avec des dunders ou des jus de canne vinaigrés…
Chez Long Pond, on utilise des levures travaillées et élevées par l’être humain avec des recettes à la fois secrètes et assez folles, mais aussi des levures ambiantes, et bien sûr les levures qui vivent dans les cuves en bois où a lieu la fermentation. Comme un boulanger avec son levain. Et ça, ça n’est pas possible avec les rhums de pur jus de canne, car on fermente et on distille de façon saisonnière.
Donc les cannes n’ont pas d’incidence sur le résultat final dans le rhum jamaïcain ?
Les cannes à sucre peuvent tout de même avoir une importance en Jamaïque. Chez NRJ (ou encore chez West Indies à la Barbade), on travaille sur le retour à des rhums de pur jus. On vient de sélectionner des variétés de cannes.
A Long Pond, on a 80 hectares qui sont cultivés et à Clarendon 350 hectares. Bientôt on y produira donc des rhums pur jus de canne. En Jamaïque, il y a toujours eu de petites quantités de rhum de pur jus, qui étaient un peu l’équivalent chez nous de la prune du père Lucien.
Donc on travaille dans cette direction, avec comme idée aussi de mélanger pur jus et mélasse. Mais avant la distillation, ce qui est à mon sens assez inédit. Ça permet de mieux fondre les différents éléments.
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