De la Caraïbe aux Garifunas
« La Caraïbe, celle que je conçois et que je perçois, elle existe par un brassage culturel fort ; elle résulte de « rencontres » et renvoie à différentes influences. La matrice amérindienne, l’héritage africain et l’apport européen… ce rendez-vous tragique de l’histoire a généré de nouvelles sociétés, riches de ce divers tumultueux, des peuples meurtris par la souffrance des violences qui se sont croisées et cumulées, depuis l’esclavage au colonialisme et, désormais, de la mondialité sauvage aux migrations subies. En arrêtant mon regard sur les Garifunas, j’ai tenté de révéler une autre vision de la Caraïbe, méconnue, pourtant si puissante et merveilleuse… »
« Etre libre et le demeurer »
« Cette singulière histoire a pris naissance au sud de la mer des Caraïbes, sur l’île de Saint-Vincent, auquel s’ajoute l’archipel des Grenadines. Il faut revoir sur la carte ce chapelet de volcans et de coraux, dans les petites Antilles, entre Sainte-Lucie au nord, la Grenade au sud et la Barbade à l’est. Les Garifunas constituent ce peuple de rencontre entre les Kalinagos, indiens que les Européens ont nommé Caraïbes, et les esclaves rebelles (marrons), transportés d’Afrique, possédant ainsi en eux le Rouge des Indiens et le Noir. Ce métissage se fait autour d’une lutte commune et solidaire contre l’horreur esclavagiste et la servitude coloniale. Les Garifunas disent non. Ils le disent collectivement, verticalement. Ils incarnent l’histoire de la résistance à l’esclavage et à la colonisation, qui donne naissance à une culture liée à une cause, celle d’« être libre et le demeurer ». Ce combat dure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, puis les Anglais les déportent et les exilent. Sur l’île de Baliceaux, puis au Honduras et la péninsule centre-américaine par la suite.»
D’une fascination initiale, faire projet et voyager
« A travers les Garifunas, je découvre un autre versant de notre histoire. Tout n’a pas été que soumission et servilité, résignation et victimisation. On a été guerriers, résistants, marrons. Ce paradoxe (au sens d’impossibilité, de bizarrerie, d’impossible), planté dans l’absolu de l’entreprise coloniale, au cœur de la géographie et de l’histoire caribéenne, c’est ce qui m’a fasciné, c’est ce qui m’a amené à m’interroger sur ce que je nomme « les effets », tout ce que peut générer l’histoire sur un groupe social, qu’il s’agisse de conséquences funestes ou de lueurs d’espoir. Il n’en demeure pas moins des souffrances, des violences intérieures, insondables… cette « blessure sacrée » comme dit Césaire. Cette odyssée si longtemps ignorée, je veux la connaître, la comprendre et l’exprimer. Mais comment photographier la liberté. J’irai la chercher dans les regards de celles et de ceux qui l’incarnent. En décidant d’en faire projet, je pose mon regard, je le veux engagé et poétique, sur l’intime d’un peuple. Et j’entreprends un voyage, partant des montagnes rebelles de Saint-Vincent, aux espaces de refuges des plages de la côte Caraïbe de l’Amérique centrale. Aujourd’hui, ce périple se prolonge avec l’espoir d’une vie meilleure dans l’urbanité des grandes villes d’Amérique, où les descendants Garifunas ont su perpétuer et préserver l’essentiel de leur culture. »
Retour sur l’aventure photographique
« Cette aventure commence en 2014 lors d’une rencontre avec l’Alliance Française de Sainte-Lucie. Je me retrouve à échanger sur l’idée d’une possible exposition dans le réseau de la Caraïbe du Sud. Je venais alors d’achever une autre série photographique, réalisée quelques années auparavant, la série « Véyé lavi’w », série consacrée à l’univers des Pitts, ces arènes de combats de coqs, en Martinique. La pratique des combats de coqs étant tolérée ici et interdite dans la plus part des îles de la Caraïbe, il s’est alors avéré difficile de monter ce projet. Je découvre au cours d’échanges la réalité du peuple Garifuna.
J’explore.
Surgit en moi, de manière quasi instinctive, la proposition d’élaborer un projet sur le peuple Garifuna de Saint-Vincent. L’opportunité d’une résidence d’artistes se présente. Divers regards, divers imaginaires et diverses compétences sont présents. Je rencontre lors d’une réunion Vanessa Demircyan. Directrice de la petite Alliance Française de Saint-Vincent, elle est avant tout anthropologue, chercheuse. Son sujet de recherche porte sur le peuple Garifuna. Naturellement, une collaboration se met en place. Nos regards s’alimentent ; notre passion se partage. Rapidement, le projet prend forme. Il m’a semblé comme une évidence de devoir lier un travail de recherche scientifique, essentiel pour la connaissance, la précision et la véracité du fait historique et de ses déclinaisons sociologiques, à celui de ma démarche photographique, plus libre d’interprétation et de personnalisation dans l’approche comme dans l’expression. »
Par la photo, répondre à mes questions sur les Garifunas…
« Dans le projet “Garifunas et descendants” (c’est alors un titre provisoire), je vais m’intéresser à un groupe social particulier et l’utiliser comme support pour tenter de répondre à des questions qui me taraudent, moi, Martiniquais… Est- il légitime de craindre les transformations et mutation de société ? Et, pour moi, voisin martiniquais jusque-là ignorant du réel Garifuna, quels impacts, économiques, sociaux et psychologiques, la modernité peut-elle avoir sur nos sociétés, et quelles en sont les conséquences ?
Ma photographie doit tenter d’entrevoir des réponses possibles à ces questionnements. Dès lors, je vais m’intéresser pendant ces quatre dernières années à photographier le peuple Garifuna, à en suivre la trace, à en dire la majesté. »
… et en saisir l’âme, l’essentiel
« Ma photographie, inscrite dans le portrait, ne cherche pas un aspect documentaire ou de reportage mais tente d’extraire l’essentiel d’une histoire. Cela s’opère à travers un visage, le corps… à travers l’humain, à partir d’un lieu.
Lieu libérateur ou lieu imposé.
Lieu passage ou lieu conclusion.
Lieu atavique ou lieu chimérique.
Le parcours se parachève en effet dans la conquête d’espoir (certains diront de progrès) dans les grandes villes d’Amérique du Nord. D’hommes en femmes, de couples en familles, je retrace le parcours d’hommes et de femmes qui constituent la diaspora Garifuna. Je les retranscris dans leur environnement quotidien, qui devient un fond ou un décor photographique, en allant du singulier au collectif. Je veux à la fois exprimer l’identité spécifique d’un individu tout en retraçant une évolution et une transformation permanente, celle d’un groupe social.»
La photo : saisir l’instant, en faire une œuvre de liberté
« Mon matériel m’est fidèle: un simple Nikon 24×36, numérique, deux optiques, le 24 et le 35mm, et un éclairage électronique nomade pour dialoguer avec les couleurs du ciel et les reflets des visages. Face à l’individu, je veux saisir l’émotion. Je veux transformer, mieux même, transcender la rencontre. La scène d’elle-même s’instaure. Le secret du travail est là, saisir l’instant, sans protocole ni fioriture. Arrêter un instant, arrêter le temps. Je dois ressentir des sensations, vivre la scène et la toucher. Et la rêver pour me projeter. Saisir le temps, disais-je, et capter un sentiment. C’est le regard de l’autre qui m’emporte, souvent son silence, son émotion. L’instant photographique devient instant de liberté. C’est mon histoire qui revient me chercher. Je fais œuvre de liberté. »
Retour sur les premiers regards, à Saint-Vincent
« Je me suis rendu à Saint-Vincent à deux reprises, en 2014 et en 2015. J’y ai entamé une première série de portraits. Equipé d’un studio nomade portatif, avec éclairage de prise de vue sur trépied, je réalise ces portraits, sur le vif, retraçant à la fois une rencontre entre le lieu de vie et les personnages qui s’y inscrivent. Je vois une scène, je m’arrête, j’échange de façon furtive et je réalise le cliché. Le temps rapide d’installation me permet de transcender une scène de première évidence ordinaire, en scène
« surréaliste », avec une dimension picturale exacerbée. Je sillonne l’île, je sors des sentiers balisés et des itinéraires pour touristes. De Chateaubelair à Sandy Bay en passant par Greegs, Fancy ou encore Rose Bank, la toponymie révèle les rivalités coloniales entre Anglais et Français. Ma première série de photographies a été réalisée mais elle ne constitue que la première étape du projet. »
Poursuite de l’aventure sur les côtes du Belize
« Je sens que les Garifunas m’attendaient. Je crois même qu’ils m’habitaient et je l’ignorais. En les révélant, je me révèle. Je veux poursuivre cette relation… La deuxième étape s’inscrit sur la côte Caraïbe de l’Amérique centrale, premiers lieux « d’exil » des Garifunas. Le monde devient hispanisant, même si Bélize constitue une exception anglaise dans le sous-continent des Amériques. Les Garifunas peuplent le Nicaragua, notamment la ville d’Orinoco, le Honduras dans les villes de Tela et de Trujillo et l’île de Ratan, le Guatemala avec la ville de Livingston, puis le Bélize, particulièrement les villes de Tolède, de Punta Corda, de Baranco et de Punta Negra. Ici, dans la région, les rhums célèbres portent des noms qui font voyager… Fair ou Tiburon de Belize, Mombacho et Sansibar au Nicaragua, le Pirate’s Grog du Honduras. Mon préféré est le Zacapa, du Guatemala. Mais, je l’avoue, rien ne rivalise à mon goût avec le rhum martiniquais, mon Neisson du Carbet, mon J.M. de Macouba ou ma Flibuste, de l’Habitation La Favorite, au Lamentin… »
Prolonger désormais le voyage dans l’Amérique urbaine
« Les contraintes de la vie moderne ont engendré chez les Garifunas des vagues de migrations socio-économiques, comme pour beaucoup de peuples et de communautés du bassin caribéen et du monde, en général. Dans les années 40, c’est la situation économique de ces régions d’Amérique centrale qui contraint à une émigration vers les Etats-Unis. Essentiellement à New York, notamment à Brooklyn et dans le Bronx, puis sur la côte Pacifique, à Los Angeles. L’eldorado est rarement au rendez-vous de cette histoire. Mais jusque dans ce froid et cet obscur qu’est devenue l’Amérique, les Garifunas vivent, luttent, s’organisent. Leurs communautés existent et s’activent dans la préservation de leur identité, de leur langue, de leur patrimoine. C’est la troisième étape de ce parcours que je cherche aujourd’hui à réaliser, pour donner sens à ma quête et parachever mon odyssée photographique, mon hommage aux hommes et aux femmes debout et libres que sont les Garifunas. »
Retrouvez l’intégralité du Portfolio de Robert Charlotte dans l’édition d’avril 2019
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Édition avril 2019
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