Barbancourt, le renouveau du rhum haïtien

La célèbre marque haïtienne fête ses 160 ans cette année. Et pourtant elle a tout d’une jeune première. Depuis l’arrivée de Delphine Gardère à sa tête (suite au décès de son père Thierry après 2017), le rhum iconique d’Haïti s’est lancé dans une modernisation tous azimuts : agrandissement des chais, création d’une équipe de recherche et développement, expérimentation de nouveaux fûts, redéploiement à l’international, renouveau des packagings et de l’identité de marque… et c’est loin d’être fini. Nous avons donc décidé de passer un coup de fil à Port-au-Prince afin d’en savoir plus

Barbancourt

Dès leur création en 1862, les Rhums Barbancourt se signalent par leur singularité. Originaire de Charente, le fondateur Dupré Barbancourt explore les procédés de la double distillation hérités du cognac pour créer un rhum unique à l’image d’Haïti.

Afin de garantir une qualité irréprochable et constante, les rhums ont dès le départ été élaborés à partir de pur jus de canne à sucre, et vieillis dans des fûts de chêne du Limousin. C’est toujours le cas aujourd’hui, même si, comme nous allons le voir, des expérimentations avec d’autres types de fûts ont été récemment menées.

A la mort de Dupré Barbancourt c’est sa femme Nathalie, puis son neveu Paul Gardère qui vont gérer la distillerie. A la mort de Paul en 1946, son fils Jean reprend le flambeau. C’est sous sa direction que la distillerie, alors située au Chemin des Dalles, à Port-au-Prince, est transférée au milieu des champs de canne du Domaine Barbancourt dans la plaine du Cul-de-Sac.

Les travaux durent 3 ans, au cours desquels la décision est prise d’utiliser le jus de canne issu du domaine pour produire les rhums. A partir de 1952, Barbancourt quitte le monde de l’artisanat pour devenir une société industrielle modernisée.

La qualité de ses rhums est au rendez-vous et est désormais reconnue à l’international. En 1990, Thierry Gardère succède à son père, puis en 2017 à son décès, c’est sa fille Delphine (l’actuelle dirigeante de Barbancourt) qui prend les rênes.

Régulièrement récompensée dans les concours internationaux (médaille d’or au San Francisco World Spirits Competition et le Beverage Tasting Institute… ), la gamme Barbancourt disponible en France comprend le rhum blanc Haitian Proof 55, le 3 étoiles de 4 ans d’âge et le 5 étoiles “Réserve spéciale” de 8 ans d’âge, et la “Réserve du Domaine” de 15 ans d’âge, disponible en quantité limitée.

Haïti et l’exception Barbancourt

Pour bien comprendre à quel point Barbancourt est une exception dans le paysage haïtien, il faut se plonger brièvement dans l’histoire de ce pays des Caraïbes.

C’est en 1492 que Christophe Colomb débarque sur une île qu’il baptise Hispaniola. Il pense alors avoir découvert une nouvelle route vers les Indes, mais il a en fait découvert les Caraïbes. Des autochtones (arawak, kalinago et taïno) peuplent alors l’île.

Ils sont exterminés alors que les Espagnoles exploitent ce nouveau territoire, notamment pour son or. Ils délaissent la partie ouest de l’île (pour la partie est qui deviendra la République Dominicaine), qui sera alors investie par des pirates (l’île de la tortue), des boucaniers, puis de façon plus officielle par les Français à partir des années 1660.

Barbancourt distillerie

Cette partie de l’île contrôlée par les Français est alors baptisée Saint-Domingue. Du tabac, de l’indigo et de la canne à sucre seront plantés, et pour travailler dans les champs, des africains seront arrachés à leur terre natale et réduits en esclavage. Grâce à leur travail, Saint-Domingue devient le plus gros producteur de sucre et de rhum des Caraïbes. Jusqu’à ce que la révolution française survienne.

L’esclavage est aboli en 1794, et Saint-Domingue est menacée par les ennemis de la France, Espagnols et Anglais. Le général Toussaint-Louverture les repousse et devient gouverneur à vie, puis promulgue en 1801 une constitution autonomiste. Saint-Domingue est alors attaquée par un corps expéditionnaire Français envoyé par Napoléon Bonaparte (qui va rétablir l’esclavage) et par une expédition affrétée par de riches planteurs américains. Ces deux tentatives sont repoussées et la République d’Haïti est proclamée en 1804, premier pays au monde issu de la révolte d’esclaves.

La spirale de la dette

A partir de 1825 sous Charles X, la France impose des sanctions draconiennes à son ancienne colonie, notamment de payer des sommes faramineuses en ‘réparation’ de l’indépendance.

Pire, elle oblige Haïti à emprunter à des banques françaises, ces sommes qu’elle n’a pas. Cette dette, impossible à rembourser, plonge la nouvelle république dans des difficultés financières endémiques, et une instabilité politique chronique. Pour en savoir plus, nous vous conseillons de lire l’enquête du New York Times.

Au début du 20e siècle, les Américains prennent peu à peu le contrôle de la banque nationale. Ils profitent de leur ascendant financier pour s’arroger les recettes de l’Etat et occupent l’île de 1915 à 1934.

A la fin de l’occupation, la dynastie Duvallier prend le pouvoir et instaure une dictature. A la chute de cette dernière en 1986, Haïti est de nouveau contrainte de payer une dette astronomique, contractée par ses anciens dirigeants.

Depuis, les gouvernements se succèdent, les présidents passent et trépassent (Jovenel Moïse a été assassiné en 2021), l’Etat perd de sa consistance, et les gangs armés gagnent du terrain. Haïti est aujourd’hui un des pays les moins sûrs et les plus pauvres du monde. Pour ne rien arranger, le pays est régulièrement frappé par de nombreux désastres d’ampleur biblique, tels que des tremblements de terre et des ouragans.

Un rayon de soleil nommé rhum

Le rhum est un des éléments structurant d’Haïti, qui produit toujours (avec des variétés endémiques et sans pesticides de synthèse), énormément de canne à sucre. Au regard de l’histoire du pays, la longévité de Barbancourt (160 ans) et sa stabilité (la même famille est à sa tête depuis le commencement), est en quelque sorte miraculeuse.

De plus, grâce à la marque dirigée par la famille Gardère, le pays est aussi reconnu à l’international pour un produit d’exception : le rhum Barbancourt. Et depuis peu, pour son clairin, qui a été mis sur le devant de la scène par Luca Gargano (Velier) et La Maison du Whisky.

Delphine Gardère et Vladimir de Delva
Delphine Gardère et Vladimir de Delva

Ont participé à cet entretien :

Pour Barbancourt : Delphine Gardère (DG) la PDG, Francesca Eugène (FE) en charge du développement international, Vladimir de Delva (VdD) le responsable de la production et Nicolas Cauchois (NC) le fondateur de Distill Spirit, nouveau distributeur en France de Barbancourt.

Pour Rumporter : Alexandre Vingtier (AV), rédacteur en chef et Fabien Humbert, rédacteur en chef adjoint (FH).


FH : On confond parfois le clairin avec le rhum haïtien. Comment les différencier ?

DG : C’est totalement différent, le clairin est plus un moonshine, un produit brut fabriqué dans les provinces par des agriculteurs qui ont des guildives. Ici le clairin est bu au verre dans la rue, il n’y a pas vraiment d’encadrement réglementaire au niveau de sa production. Le rhum Barbancourt, c’est une distillerie très organisée avec des équipes aux rôles bien définis : agriculture, distillation, vieillissement, laboratoire, marketing…

NC : Il y a quand même des points communs, par exemple ce sont deux spiritueux de pur jus de canne. Cependant la plupart des clairins sont blancs, non âgés, alors que l’essentiel des volumes produits par Barbancourt est du rhum vieux.

VdD: En effet, la base est la même, le jus de canne. Ce qui différencie vraiment les clairins du rhum Barbancourt, ce sont les levures utilisées lors de la fermentation. 90% des clairins sont faits avec des levures indigènes, autoproduites, alors que nous élevons nos propres levures afin de maîtriser le résultat final et le rendre reproductible. Cela donne aussi un style gustatif reconnaissable à nos rhums.

Il y a une grande diversité dans les clairins, on trouve des choses exceptionnellement bonnes, et des catastrophes aussi. Après, les méthodes de distillation sont aussi différentes. Dans les clairins on trouve un mélange de colonnes et de pot still. Chez nous, comme à la Martinique et la Guadeloupe nous utilisons des colonnes, mais pouvant aller jusqu’à 94% d’alcool. Cela donne des rhums très légers mais qui gardent l’ADN des rhums Barbancourt.

DG : Historiquement on utilisait des alambics pot still et des colonnes chez Barbancourt, puis uniquement des colonnes. Aujourd’hui nous réfléchissons à réintroduire des alambics.

Barbancourt canne à sucre

FH : Quel est le profil aromatique des rhums Barbancourt ?

VdD : A la dégustation, on sent la terre, la canne, des odeurs de vanille, c’est léger, fruité…

AV : Effectivement, il y a ce côté végétal mais moins asséchant que les rhums agricoles. Il y a une rondeur, une dimension cacao, pâtissière très gourmande, mais aussi du gingembre. Ça ressemble un peu à du Damoiseau en Guadeloupe, qui lui aussi sort son rhum à un degré alcoolique élevé.

DG : J’ajouterai que les rhums vieillis ont un côté épicé prononcé.

FH : Comment sont produits les rhums Barbancourt ?

DG : Tout commence au champ, avec la canne à sucre. Nous cultivons environ 20% de la canne dont nous avons besoin, le reste étant acheté auprès de planteurs. La plupart cultivent de la ‘Madame Mevs’, une canne hybride d’Haïti faite pour l’industrie sucrière à la base. Nous n’avons pas la certification bio, mais ici les planteurs n’utilisent pas de pesticides de synthèse parce que c’est très cher.

Notre équipe agriculture encadre les planteurs pour que la coupe, qui se fait à la main, soit conduite selon notre cahier des charges. Nous avons aussi un rôle social auprès d’eux. Par exemple, nous les aidons avec le labourage des parcelles, avec les boutures de canne et nous faisons des prépaiements car l’attente pour que la canne soit prête est parfois longue.

Lorsque la canne arrive, à la distillerie, elle est pesée, tout est broyé sur place, puis mis à fermenter avec nos propres levures pendant 2 jours. Ensuite tout est distillé dans des colonnes.

FH : Et le vieillissement, comment cela se passe-t-il ?

VdD : Nous utilisons un système de vieillissement où on ne mélange pas les rhums de différents âges. Ce sont les fûts qui évoluent du plus neuf au plus usagé. On commence par faire passer les rhums (du même âge) dans des fûts neufs, puis dans des fûts un peu usagés, et ainsi de suite jusqu’à des fûts roux en fin de vieillissement. Donc quand il est indiqué 4 ans sur la bouteille (notre 3 étoiles), il n’y a que du rhum de 4 ans d’âge.

Barbancourt chai

DG : Le vieillissement se fait dans des fûts de chêne français du Limousin, mais actuellement, nous expérimentons de nouveaux types de fûts, notamment d’Armagnac.

Nous avons d’ailleurs embauché un ancien des Armagnacs Janneau, Philippe Sourbes, dans notre équipe recherche et développement. A noter que dans nos rhums, nous n’utilisons pas du tout de sucre ajouté.

VdD : Nous expérimentons pas mal de choses en ce moment, notamment des finishs, en ex-fûts de Porto, de Sherry PX et de Moscatel. Tout n’a pas vocation à être commercialisé cependant.

AV : Mais justement, est-ce ces expérimentations ont vocation à sortir pour célébrer les 160 ans de la marque ?

DG : Il va y avoir une édition limitée collector pour la fin d’année mais je ne peux pas en dire davantage.

VdD : Oui il y a bien une cuvée, qu’on surveille comme le lait sur le feu. Elle est délicieuse, d’ailleurs Nicolas a eu l’occasion de la déguster lors de son dernier passage en Haïti.

NC : Oui je confirme, mais moi non plus je ne dirai rien… à part que c’est magnifique !

FH : Une nouvelle cuvée pour les 160 ans donc, et quoi d’autre ?

DG : D’abord, je souhaiterai mettre en avant tout le travail réalisé depuis 2017. Nous avons stabilisé l’actionnariat, mis en place de nouvelles équipes au rôle bien défini : les achats, le marketing, notamment avec Francesca Eugène, une équipe de recherche et développement pour tester de nouveaux produits…

Barbancourt gamme

Nous avons construit deux nouveaux chais, reconstitué et même dépassé nos stocks d’avant le séisme de 2010… Et nous entrons dans une autre phase, avec de nouveaux packagings, des bouchons en liège, une identité de marque revisitée…

Au niveau des produits aussi il y a quelques changements. Notre blanc devient un overproof titrant 55%. Alors que le 3 étoiles âgé de 4 ans passera à 43% comme le reste de nos rhums vieux.

FE : Nous entrons aussi dans une phase de redéploiement en Europe et ailleurs, après une période d’absence, dans des pays comme l’Italie, le Benelux, le Royaume-Uni, la Suisse, sans oublier l’Amérique Latine…

AV : En Haïti, pour les grandes occasions, on boit du Barbancourt, pas du clairin. Que représente Barbancourt pour Haïti selon vous ?

VdB : Le Rhum Barbancourt est un patrimoine national d’Haïti. Dans n’importe quel pays où je voyage, les gens connaissent le rhum haïtien à travers Barbancourt. C’est une fierté nationale.

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