Le grogue, ce rhum de pur jus de canne de fermentation longue très artisanal

Interview de Jean-Pierre Engelbach, fondateur de Musica & Grogue et précurseur de l’importation du grogue en France.

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Fabien Humbert : Comment avez-vous fait la connaissance du grogue ?

Jean-Pierre Engelbach : En fait, j’ai découvert le Cap-Vert grâce à la musique, notamment celle de Cesária Évora. Je suis moi-même musicien (chant et guitare). Au départ, j’ai fait carrière dans le théâtre, puis dans l’édition. Il y a une dizaine d’années, j’ai quitté la tête de ma maison d’édition et je me suis retrouvé avec du temps devant moi.

Alors j’ai décidé d’aller à la rencontre du pays qui produisait cette musique si chaleureuse. Au début des années 2010, je me suis rendu là-bas et j’ai commencé à visiter les îles (il y en a 9 en tout). L’une d’entre elles, Santo Antão, m’a particulièrement plu. Là-bas, je suis tombé amoureux d’un petit village qui s’appelle Tarafal de Monte Trigo.

Il se trouvait au bout d’une route caillouteuse à 3h30 de Porto Novo, la ville principale de l’île. C’était alors un bout du monde avec vue sur la mer, sans électricité, sans téléphone, de l’eau non potable…

Mais il y avait du grogue ?

Eh oui. C’est un petit village de 800 habitants qui compte quand même 4 distilleries. Mais ce sont des microdistilleries. Elles produisent chacune de 2 000 ou 5 000 litres par an. Elles sont fermées la plupart du temps et ne fonctionnent que quand les planteurs leur apportent leurs cannes à sucre.


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Je me suis rapidement fait des amis, notamment Simão Évora, l’instituteur du village, et, un soir, en dégustant un petit verre, on s’est dit qu’il fallait qu’on fasse connaître ce spiritueux au-delà des rives de l’île !

L’idée a fait son chemin et je suis reparti en France avec dans mes valises 3 litres de grogue dans des bouteilles en plastique pour faire goûter. Je ne savais pas trop comment procéder, mais je suis tombé par hasard sur Laurent Cuvier, du blog L’homme à la poussette, qui a trouvé ça incroyable.

Faisons un petit arrêt dans le récit, comment expliquer que le grogue provoque de telles réactions enthousiastes chez les amateurs de rhum ?

D’abord pour moi, le grogue c’est un rhum. Un rhum de pur jus de canne. Ce qui fait sa spécificité, c’est d’abord la fermentation, qui dure entre 8 et 15 jours et qui se fait naturellement, sans levures ajoutées. Ensuite, ce sont les conditions de distillation qui sont complètement artisanales.

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Ils font cuire 200 litres de jus fermenté, qui au bout de 2 heures deviennent 20 litres de rhum, quasiment sans « repasse ». Ils travaillent avec des alambics très banals sauf que le refroidissement ne se fait pas dans un serpentin, mais dans un tuyau droit long de 8 mètres. De l’eau circulant autour de ce tuyau, pour refroidir l’alcool. Une méthode de fabrication traditionnelle qui remonte ici à la nuit des temps.

Et les cannes, sont-elles endémiques ?

Il y en a 4 ou 5 qu’on ne trouve qu’au Cap-Vert et qu’on peut donc qualifier d’endémiques et d’autres qui ont été plus récemment importées en provenance du Brésil, de Guyane ou de la Réunion notamment. À Tarafal, on ne fait le grogue qu’avec les deux seules cannes qui poussent sur les versants volcaniques de la montagne, la cana Preta (endémique) qui est très aromatique, mais donne peu de jus, et la cana Riscada, originaire de Guyane, qui donne plus de jus. C’est le mélange fermenté de ces deux jus qui caractérise le grogue de Tarrafal.

Avez-vous demandé à vos distillateurs de changer leurs façons de faire pour adapter les produits aux palais européens ?

Absolument pas ! Les échos sur ces produits sont très bons, il n’y a pas de raison de les changer. En plus les grogues du village d’à côté ne sont pas les mêmes, ceux de l’autre côté de l’île, où il y a plus de précipitations, sont eux aussi différents… même les cuvées du producteur avec lequel je travaille à Tarrafal sont différentes des autres du village.

Les différences sont très subtiles, mais nous avons choisi de conserver à ces grogues leur caractère original issu de la tradition. Mais il est vrai que certaines marques préfèrent redistiller ces grogues artisanaux pour unifier les goûts, nous pas.

Justement, comment avez-vous fait pour trouver des débouchés pour un spiritueux que personne ne connaissait en France ? C’est grâce à Guillaume Ferroni ?

Oui c’est grâce à notre rencontre. En fait, on s’était croisés par hasard à Tarrafal, en 2015, avant même que j’aie eu l’idée de lancer la commercialisation du grogue. Il cherchait des distilleries, mais ce jour-là elles étaient toutes fermées.

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On a fait connaissance autour d’un café et il est reparti. En 2017, quand j’ai voulu commencer l’importation de mes grogues en France, je me suis rendu compte de la nécessité de résoudre plusieurs questions techniques, comme le stockage, ou juridiques, comme les droits des alcools.

J’ai alors recontacté Guillaume qui m’a confirmé son intérêt pour faire une importation commune et nous sommes convenus alors de collaborer et d’échanger nos compétences et services entre le Cap-Vert et la France.

Comment vous est venu le nom de votre entreprise, Musica&Grogue ?

Mon ami et associé capverdien, Simão Évora est musicien guitariste, il anime un groupe de chant traditionnel ; moi-même également guitariste et chanteur.

Nous avons donc souhaité que cela se reflète dans le nom de notre entreprise. Musique (avec la Morna ou la Coladeira) et grogue sont deux aspects essentiels de la culture capverdienne.

Et comment vous est venue l’idée de faire vieillir du grogue ?

Au Cap-Vert, on boit le grogue blanc, sorti de l’alambic, entre 38 et 50%. Dès que j’ai découvert ce rhum singulier, j’ai eu envie d’essayer de le faire vieillir, même si ce n’est pas dans la tradition capverdienne ; car ici, il n’y a pas de bois pour faire des tonneaux, encore moins du chêne… même si à l’époque de la colonisation portugaise, ils importaient quelques fûts de Porto.

Bref, en 2018, j’ai fait venir 6 fûts de chêne ayant contenu du vin de Gaillac. Et j’ai commencé à y faire vieillir du grogue et à le commercialiser. L’année dernière, Guillaume s’y est mis lui aussi, et nous avons importé d’autres fûts (Cognac, Rasteau, Bourbon) et plusieurs expérimentations sont en cours dès l’année 2020, dans le chai commun, Kaza Grogue, que nous avons inauguré cette année à Porto Novo.

Anthony Martins fait partie de l’aventure ?

Non, mais c’est un pote, et nous avons du grogue à lui en vieillissement dans un fût de bourbon.

Et avec Guillaume Ferroni, vu que vous faites tous les deux du grogue, il n’y a pas de concurrence ?

Guillaume, c’est un ami, un partenaire, je le considère comme un artiste du goût. Et notre collaboration fonctionne sur la complémentarité. M&G s’occupe de son approvisionnement, prend en charge nos transports communs et je m’appuie sur sa connaissance des spiritueux et sur son expérience ; et, jusqu’à cette année, il a distribué mes grogues en France. Au Cap-Vert, nous sommes associés sur notre chai de vieillissement, Kaza Grogue, à Porto Novo.

Justement comment fonctionne ce lieu de stockage ?

De stockage ET de vieillissement ! On y stocke les IBC remplis des grogues achetés dans l’année, en attendant qu’ils partent en France dans des conteneurs. Nous avons actuellement une quarantaine de fûts en vieillissement.

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On y fera également de la mise en bouteille et il servira de vitrine pour nos produits, pour les Capverdiens et les touristes de passage. Il a été inauguré au début du mois de novembre, en présence du maire de Porto Novo, du ministère du Travail et de nombreux producteurs. Il y a 125 m², mais nous sommes déjà à l’étroit, alors nous allons devoir nous agrandir.

Quels sont vos projets avec Guillaume Ferroni ?

Ils sont nombreux et ambitieux. Outre le développement de nos importations et de nos capacités de vieillissement sur place, nous souhaitons découvrir de nouveaux terroirs sur l’île de Santo Antão ou sur d’autres îles.

Nous prévoyons aussi de collaborer plus étroitement avec les producteurs pour améliorer les techniques et les qualités de la distillation (introduction du serpentin, expérimentation de jus monocannes, assemblages) et la découverte de nouveaux produits autour de la canne. Mais ce n’est pas le lieu de les dévoiler tous ici.