Mark Reynier a marqué la décennie 2000 d’une manière tout à fait unique dans l’industrie du whisky, tout particulièrement avec le rachat de la distillerie Bruichladdich qu’il a réussi à faire renaître de ses cendres tel un phénix dopé à la tourbe, à l’innovation et au terroir, parfois bio. Venu de l’univers du vin et en particulier de la scène londonienne connue pour son avant-gardisme, ce renégat s’est souvent heurté à la toute puissante industrie écossaise mais a su tenir bon pendant plus d’une décennie avant d’être forcé de vendre… Peu de temps après, il a annoncé la création d’un projet encore plus ambitieux en Irlande, pour produire le premier whisky biodynamique, à grande échelle !
Et c’est cette même envie d’interroger le terroir qui l’a mené à lancer un projet sans commune mesure à la Grenade, en replantant des dizaines d’hectares de canne pour y produire un rhum de pur jus de canne avec de multiples appareils distillatoires. Car Mark s’est pris au jeu du rhum dès 2005 avec ses embouteillages Renegade, à 46%, non filtrés à froid, comme ses single malts, avec des finitions spéciales en fûts de vin. Un pionnier du genre donc, incompris à l’époque, mais qui n’a pas dit son dernier mot en matière de rhum. Rencontre avec l’un des plus grands agitateurs de la planète spiritueux de ce dernier quart de siècle.
Rumporter : Il y a une dizaine d’années, vous avez commencé à embouteiller du rhum. Quelle était votre idée à l’époque ? Comment avez-vous découvert le rhum et qu’en avez-vous pensé ?
Mark Reynier : Les premières bouteilles de rhum Renegade étaient issues de stocks intéressants de rhums en vrac disponibles sur le marché à cette époque, si l’on savait où chercher bien sûr. Les similitudes entre les deux industries, le scotch whisky et le rhum, me paraissent étranges: mêmes propriétaires (Diageo, Pernod Ricard, Beam Suntory, Bacardí, Campari, Rémy Cointreau… tous ces groupes possèdent des marques de rhum et de whisky, ndlr) même domination, même stratégie – seulement le rhum semblait avoir une trentaine d’années de retard. Comme pour le single malt, il est rapidement devenu évident que ces stocks en vrac étaient limités à cause des fermetures de distilleries et de la concentration des grands groupes et que le plaisir de chercher des fûts vénérables dans des distilleries oubliées ne devait pas durer longtemps. Et cela s’est produit très vite.
Les rhums en vrac disponibles sont devenus de plus en plus ennuyeux et prévisibles, alors que les prix ne cessaient de monter: l’offre était onéreuse et terne. Nous raclions le fond du baril proverbial. C’est ainsi que mon voyage pour trouver ma propre distillerie de rhum a commencé. C’est exactement la même logique qui m’a conduit d’un embouteilleur indépendant de whisky (Murray McDavid) à un propriétaire de distillerie en Ecosse (Bruichladdich).
R : Comment comparez-vous le rhum au vin et au whisky ? En quoi votre expérience dans ce domaine vous a-t-elle motivé à démarrer une distillerie de rhum ?
M.R. : J’ai passé presque exactement la moitié de ma carrière dans le vin, l’autre moitié dans les spiritueux – avec une période de transition de l’un à l’autre via l’embouteillage indépendant de rhum et de whisky. J’ai grandi dans le commerce du vin, formé dès mon plus jeune âge à la dégustation par mon père. Enfants, nous n’avions pas le droit de commencer le déjeuner du dimanche sans avoir identifié le vin dans la carafe! C’est cette véritable expérience de dégustation – recherche, questionnement, compréhension – qui m’a conduit avec un peu de chance aux spiritueux et à la distillerie Bruichladdich. Mais c’est une autre histoire.
J’ai appelé cela le côté obscur: on pourrait dire que le commerce du vin est plein de petites entreprises, de passionnés et de budgets minuscules – alors que le secteur des spiritueux est contrôlé par une poignée de grands groupes, de professionnels froids et de gros budgets. Autrement dit, le vin est affaire de production, les spiritueux, de marketing. Mon but est d’inverser cette tendance.
R : Pourquoi et comment avez-vous choisi la Grenade ?
M.R. : J’ai choisi la Grenade parce que j’aimais l’ambiance de l’endroit. Le seul problème était qu’il n’y avait pas de canne à mon arrivée. Je cherchais un véritable foyer pour ce projet depuis une dizaine d’années. J’avais espéré acheter une ancienne distillerie, comme pour Bruichladdich, mais je ne trouvais rien qui vaille la peine: trop décrépit, trop éloigné ou trop de compromis. Certes, la canne poussait avidement autour de l’île – c’était très rentable. Il y avait trois distilleries, Antoine, Clark’s Court et Westerhall, toutes associées aux raffineries de sucre.
R : Vous désignez votre projet comme « rhum le plus convaincant que le monde ait jamais vu », pouvez-vous être plus explicite?
M.R. : Nous ne connaissons pas encore la réponse à cette question mais nous le saurons assez tôt. La force motrice derrière ce projet est de savoir comment produire un rhum ayant un degré de complexité similaire à celui d’un single malt tel que Bruichladdich. Mes débuts comme embouteilleur indépendant de whisky m’ont permis de goûter de nombreux malts dans leur état naturel et d’apprécier l’intensité des saveurs. Plus tard, en tant qu’embouteilleur indépendant de rhum, j’ai été déçu par le manque de complexité des arômes de ce que je dégustais, qu’il s’agisse d’un seul domaine, vénérable, vieux et rare, ou de fûts uniques : plus de complexité, de richesse, de dimension, de longueur. Je suppose que je recherchais la même intensité éthérée qui oblige le dégustateur à revenir continuellement à son verre, en se concentrant sur le développement sans précédent d’arômes et de saveurs qui stimulent nos sens et récompensent notre patience.