S’il n’est pas encore aussi spéculatif que le vin ou le whisky, le rhum intéresse de plus en plus les spéculateurs. Ils y voient un actif tangible et des promesses (à moins qu’il ne s’agisse de mirages) de profits à court terme. Aux côtés des traditionnels rhums agricoles (Bally, Neisson, J.M, la Favorite…), les rhums « anglais » (Caroni, Foursquare et autres Demerara rums), sont particulièrement recherchés et voient leurs prix s’envoler. Mais attention, car nul ne sait s’il s’agit d’un feu de paille ou d’une tendance lourde, tandis que les contrefaçons et les arnaques se multiplient.
Il y a un peu plus d’un an, le très sérieux Figaro titrait « Comment le rhum est-il devenu plus spéculatif que le whisky ». Cela fait en effet quelques années que Rumporter le constate : le caractère spéculatif du rhum se renforce. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir le bilan de l’année 2021 publié par Fine Spirits Auction (FSA), un site d’enchères en ligne pour les spiritueux lancé par la Maison du Whisky (LMDW) et des spécialistes des enchères en ligne de vin, Idealwine.
Ainsi le rhum le plus cher vendu sur le site en 2021 a été un Skeldon, 1978 Velier, adjugé 17 818 €. Un score presque équivalent à celui du whisky le plus onéreux, un Karuizawa 1983, 29 ans Noh # 8897, adjugé 17 936 €.
Alors que la distillerie la plus attractive avec 113 ventes se trouvait en Écosse et se nommait Ardberg, la seconde concernait le rhum puisqu’il s’agissait de Caroni, avec 101 ventes. De là à dire que l’attractivité du rhum dépasse celle du whisky, il y a cependant un pas que nous ne franchirons pas, les ventes de whisky étant beaucoup plus nombreuses. Mais il n’en reste pas moins que le rhum est le nouveau territoire que défrichent les spéculateurs patentés ou en herbe.
Le succès de Velier et Caroni
Tout a probablement commencé au début des années 2000 avec le succès des éditions limitées lancées par l’embouteilleur indépendant Velier. Lorsque son créateur, Luca Gargano décida de sortir des séries limitées de vieux jus qui n’avaient pas subi d’édulcoration, qui avaient été vieillis intégralement sous climat tropical, dont on savait précisément l’origine, la date de distillation, celle de la mise en bouteille, le degré d’alcool, ou encore le nombre d’esters… le rhum bascula dans un autre monde.
Alors qu’il pouvait auparavant sembler opaque ou peu lisible, il devint un produit sûr, vérifiable, collectible, et potentiellement une cible pour les spéculateurs. La fermeture en 2002 de Caroni, une distillerie Trinidad & Tobago jusqu’alors seulement connue d’un petit nombre d’aficionados, puis le rachat de son stock par Velier et LMDW en 2004, fut une autre étape cruciale dans la transformation du rhum en un produit d’investissement. Le rhum tenait en effet sa ghost distillery, c’est-à-dire une distillerie ayant fermé ses portes, dont le stock de rhum était désormais limité puisqu’elle n’en produisait plus.
Ajoutons à cela le savoir-faire de Velier et LMDW en matière de séries limitées, et une légende était née. A l’orée des années 2010, les embouteillages de Caroni commencèrent à devenir particulièrement recherchés par les collectionneurs, et au début des années 2020 ils étaient devenus clairement spéculatifs. Depuis, Caroni a été rejoint par d’autres rhums.
« En ce moment Foursquare, Appleton, Habitation Velier, Beenleigh, Don Papa, Rom de Luxe, The Wild Parrot, Rhum Rhum, Savanna, Neisson et Silver Seal voient leur côte augmenter », nous apprend la Polonaise Kristyna Tumpachova qui dirige spiritradar.com, un site qui publie le cours des bouteilles de rhum. « Ces dernières années, nous avons assisté à une très forte revalorisation du rhum de mélasse, qui est de plus en plus apprécié, y compris par le public qui aime le rhum agricole, constate de son côté l’italien Federico Ahmed Garcia, qui a fondé Rumtrades.com, un site d’achat-vente de rhums rares. Les marques les plus performantes sont les bouteilles historiques, les légendaires sélections de vieux Demerara de Velier et les rhums cultes comme le Caroni, qui est de plus en plus appelé le Karuizawa (une distillerie japonaise fantôme, NDLR) du rhum. »
Les agricoles ont toujours la cote
Vous l’aurez noté, peu ou presque de rhums agricoles sont spontanément cités par nos interlocuteurs. C’est que le public intéressé par le marché des rhums de collection est composé de deux types d’acteurs bien distincts, qui sont cependant en train de se confondre.