Histoire – Avant l’agricole, le premier style français du rhum

Comment définir le style français du rhum? Le moindre début de définition exclurait quasiment automatiquement une partie de la production ultramarine. Esquisser une réponse donnerait lieu à d’interminables discussions et générerait des frustrations chez tels ou tels adeptes d’un style de fermentation, de distillation, ou de vieillissement.

Guadeloupe : fermentation du vesou pour la fabrication du rhum.

Cependant, l’Histoire ne nous a pas laissés sans indices à ce sujet. Durant près d’un siècle, du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe, les avancées techniques, les études sur le rhum, les préconisations scientifiques et surtout les pratiques quotidiennes ont permis peu à peu de tracer, et ce, bien avant la prépondérance des rhums agricoles, les grandes lignes d’un premier style français du rhum.

En 1913, le chimiste Roques, dans un livre intitulé «Eaux-de-vie», écrit : «Il y a lieu de faire une distinction entre cet alcool de canne, qui a perdu par rectification son bouquet caractéristique, et l’alcool de canne distillé dans des conditions telles qu’ il a conservé ce bouquet. Ce dernier seul répond à la désignation rhum ».

Cette affirmation qui semble banale aujourd’hui est en réalité un important jalon dans la très lente élaboration de l’identité française de production de rhum. Cette naissance s’étend sur un siècle, de l’appropriation de la colonne de distillation par une partie des producteurs à la maîtrise de la fermentation.

Colonne Barbet.
Colonne Barbet.

La parole aux industriels

Le XIXe siècle est celui de la bataille des appareils de distillation : alambics contre colonnes. Au début du siècle, Cellier-Blumenthal invente la colonne. Mais il faut attendre les années 1840 pour convaincre les producteurs antillais de l’adopter.

En 1845, un certain Charles Mackay venu d’Écosse, débarque en Martinique, se rend chez M. Guay à Saint-Pierre, et par «une nouvelle installation et de nouveaux procédés parvient à doubler le produit des rhumeries», d’après l’article publié dans le Courrier. Si la colonne de distillation n’est pas citée, « l’appareil à vapeur » qui peut « faire couler le rhum comme un torrent», nous oriente fortement vers cette hypothèse. La colonne distille plus vite, plus de quantité, avec moins de combustible.

C’est par la mise en fonctionnement des Usines sucrières centrales, auxquelles les industriels Derosne et Cail en charge de leur équipement sont associés, que les colonnes vont s’établir. Les petites distilleries d’habitation qui constituent l’écrasante majorité des unités de production de rhum utilisent alors l’alambic.

En effet, le fonctionnement d’une colonne de distillation nécessite une importante quantité de mélasse que seules les Usines sucrières peuvent fournir.

Colonne Savalle.
Colonne Savalle.

L’arrivée de la colonne Savalle

Dans les années 1850, Amand Savalle associé à son fils Désiré, crée la colonne éponyme. Son succès tient principalement au régulateur de vapeur qui permet un apport de la vapeur ascendante calibré en fonction de la quantité du vin fermenté descendant.

La rencontre des deux, au moment où la vapeur se charge en alcool, doit être la plus efficace possible. En 1873, la Martinique compte déjà six colonnes Savalle, montées notamment à l’Usine Dillon, au Galion, ou encore à l’Usine de la Rivière-Salée.

Rapidement, une autre est montée à la sucrerie Bologne en Guadeloupe et, plus tard, aux usines Duval et Bonne-Mère. Toutes ces colonnes de distillation sont dites à bas degrés. Elles produisent des rhums distillés à maximum 70 % en sortie de colonne.

Ce choix des colonnes à bas degrés permet de bénéficier des avantages économiques que procurent ces appareils – gain de temps et de combustible – tout en conservant les arômes du rhum. Une distillation à trop hauts degrés entraînerait une forte réduction des éléments non alcooliques (ENA) responsables des arômes.

DBM
La colonne savalle de la distillerie Bonne-Mère en Guadeloupe.

Des rhums de mélasse, à « bas » degrés et « lourds »

Cependant Désiré Savalle, qui est un industriel, estime que les distilleries coloniales doivent utiliser des colonnes dites de rectification, c’est-à-dire des appareils capables de produire de l’alcool neutre.

En 1876, il écrit : «Les usines installées dans les centres sucriers, spécialement pour la distillation des mélasses de canne, pourront livrer à volonté leurs produits à l’ état de tafias ou rhums, ou à l’ état d’alcool fin, épuré et rectifié à 96 degrés. Elles pareront ainsi aux éventualités commerciales, qui font varier les cours des tafias, lorsque, par moment la consommation s’en ralentit. L’alcool à 96 degrés sera plus transportable; il épargnera 36 % du prix du fret».

L’idée de Savalle est d’utiliser dans l’Hexagone cet alcool neutre pour le diluer et l’aromatiser afin de produire différents spiritueux. Pour lui, ne pas totalement épuiser un vin de canne est une perte de revenu.

En 1884, J-Paul Roux, rédacteur en chef de la Revue Universelle de la distillerie, enfonce le clou : «Dans beaucoup de colonies, on a compris cela et on emploie depuis quelque temps déjà les nouveaux appareils Savalle, qui fournissent 90 degrés. Il est utile de bien remarquer que ce produit contient tout autant d’arôme que le tafia à 60 degrés, et qu’il est même supérieur en qualité parce qu’il contient moins d’ huiles lourdes ». Rien que ça !

La crise sucrière des années 1880- 1890, durant laquelle les prix du sucre s’effondrent et le rhum devient une production de refuge, favorise incontestablement l’installation des colonnes de distillation dans les colonies, notamment dans la ville de Saint-Pierre. Entre 1902 et 1914, on décompte environ 45 demandes d’autorisation d’ouverture et arrêtés d’ouverture de distilleries.

Parmi elles, 37 annonces mentionnent l’utilisation ou non d’un système de rectification. Seules sept distilleries souhaitent en installer un. En réalité, malgré les arguments économiques des industriels, et avec le soutien du législateur qui interdit par la loi du 31 mars 1903 l’appellation « rhum » aux alcools de canne rectifiés, la Martinique et la Guadeloupe continuent à produire des rhums à bas degrés.

En 1913, les rhums sont distillés en moyenne entre 54 et 56 % en Martinique, 59 et 60 % en Guadeloupe, et entre 54 et 70 % à la Réunion. Notons que les rhums de la Jamaïque le sont entre 75 et 78 % à cette époque! Les rhums français et notamment martiniquais connaissent un fort développement à la fin du XIXe sur un modèle de rhums lourds et très aromatiques.

Les taux d’éléments non alcooliques, indispensables aux arômes du rhum, tombent rarement sous la barre des 350 g/HAP. Seuls les rhums pur jus de canne, alors dédiés à la consommation locale, présentent des taux environnant les 300 g, comme c’est toujours le cas aujourd’hui. Les rhums de mélasse, largement majoritaires dans la production, sont exportés massivement vers l’Hexagone.

Colonne Deroy
Colonne Deroy

La fermentation en question

En 1903 Pairault publie un ouvrage intitulé «Le rhum et sa fabrication» dans lequel il réalise un état des lieux de la production de rhum aux Antilles et dans le monde. Il considère que les appareils utilisés dans les colonies françaises sont bons, qu’ils soient rudimentaires ou sophistiqués.

Il rappelle seulement que les nouveaux appareils devront «élever le degré alcoolique du rhum TOUT EN LUI LAISSANT SES IMPURETÉS afin de ne pas diminuer le bouquet par une rectification mal comprise » (les lettres sont capitales dans le texte).

Le problème des distilleries antillaises réside dans l’absence totale de contrôle des fermentations. Selon Pairault, « la fermentation est abandonnée au hasard et marche comme elle veut. (…) Sa durée est très variable : ordinairement de 3 à 4 jours avec le vesou (parfois même moins); elle peut (…) offrir d’une cuve à l’autre des différences de durée très considérables atteignant 5, 8, 10, 12 jours et plus encore».

Cela vaut pour les rhums de vesou comme ceux de mélasse. Les bactéries, dont il constate la présence dans les fermentations, perturbent fortement le processus et portent atteinte au rendement alcoolique.

Idéalement, les levures doivent être pures, c’est-à- dire sélectionnées en laboratoire, et les cuves de fermentation stérilisées à la vapeur. La bonne méthode est celle de la cuve mère où s’opère la fermentation qui sert ensuite à ensemencer les autres cuves.

Distillerie Bologne
Distillerie Bologne

Les chimistes s’imposent

En attendant, les chimistes analysent les rhums et cherchent à comprendre ce qui constitue leurs bouquets. Ils constatent au début du siècle, des résultats hétéroclites. Certains rhums atteignent des taux d’éléments non alcooliques (ENA) supérieurs à 800g/hap, voire 1000g/hap.

Si ces éléments non alcooliques forment le bouquet du rhum, c’est bien l’équilibre entre ces éléments qui assurent le bon goût du rhum, tout comme sa valeur marchande. En moyenne, les rhums martiniquais contiennent entre 400 et 500g/hap d’ENA. Le Professeur Simon estime « qu’une élévation exagérée de la teneur en non-alcool est souvent le signe d’une fermentation défectueuse ».

Quant au Professeur Bonis, il préconise en 1909 de ne pas descendre en dessous de 250g/ hap d’ENA. Globalement, notons que les rhums produits à base de pur jus de canne ont un niveau d’ENA inférieur à ceux issus de la mélasse. La situation évolue au fil des années.

En 1924, le professeur Roques, étudiant la composition des rhums, constate un dangereux abaissement du taux d’ENA. La modernisation des appareils de distillation, conjuguée à la multiplication des ouvertures de distilleries durant la Guerre, a conduit à une production d’eau-de-vie globalement plus pure.

En 1923, il n’est plus rare de trouver des rhums affichant des taux d’ENA compris entre 150 et 200g/hap. Sur l’étude de 63 rhums guadeloupéens, 27 d’entre eux ont un taux d’ENA inférieur à 200. Et la moyenne d’ENA pour les rhums martiniquais se maintient artificiellement grâce aux rhums dits Grand Arôme qui possèdent, eux, un haut taux d’ENA.

Cependant, beaucoup d’usines et distilleries, comme Petit-Bourg, Depaz, le Lorrain, Dormoy, le François, produisent des rhums contenants entre 269 et 300g/hap d’éléments non alcooliques, comme c’est le cas des rhums antillais aujourd’hui.

Habitation Bouvier
Habitation Bouvier

La question des arômes

Si la question de l’arôme se pose, celle de la fraude également. Les chimistes estiment qu’en dessous de 200g/hap d’ENA, les faux rhums deviennent difficilement détectables. Le Dr Sanarens attire l’attention des producteurs de rhum sur les dangers d’un bas coefficient de non-alcool.

«Si on supprime le coefficient non-alcool et si on envoie du rhum neutre, les fraudeurs auront beau jeu avec les “ bonificateurs” qui s’ élaborent sur les bords du Rhin et avec les “sèves” qui s’élaborent sur les rives des Charentes».

Dans les années 1930, la situation se dégrade de nouveau pour les scientifiques qui appellent les producteurs de rhum à apporter « leur attention sur les fermentations, sur l’ isolement de certaines levures originaires du terroir et pouvant tout en maintenant des rendements élevés, ne pas nuire à l’arôme des rhums, et non pas de porter cette attention sur l’emploi de levures sélectionnées à haut rendement, mais incapables de produire autre chose que l’alcool éthylique».

Le 28 juin 1938, le ministère de l’Agriculture, modifiant un décret de 1921, considère qu’un alcool de canne contenant moins de 280g/hap est un alcool rectifié. Mais cet aspect est suspendu dès le 10 mars 1939.

Alors qu’au début du XXe siècle, la fermentation durait plusieurs jours, voire plus d’une semaine, celle-ci dure dans les années 1940, de 48 à 72 heures grâce à l’emploi de levure plus fine, d’acide sulfurique et à la pratique de l’ensemencement que Pairault préconisait déjà en 1903.

On en vient presque à reprocher aux distillateurs d’avoir appliqué, avec trop de zèle, les préconisations scientifiques. Les éthers et les acides, assez présents vers 1900-1910, se sont effondrés. Seuls les rhums Grands arômes maintiennent un art ancien de la production.

Mais vilipendés par Désiré Savalle au XIXe siècle, qui souhaite produire des rhums neutres, et ses successeurs au XXe siècle qui désirent produire des rhums qui ne soient pas destinés au coupage dans l’Hexagone, leur production s’est effondrée. Après la Seconde Guerre mondiale, en Martinique, seules trois usines en produisent.

Une nouvelle norme

Ce qui aux yeux des chimistes des années 1920, 30 et 40, constitue un effondrement est en réalité le résultat d’une longue maïeutique débutée dans les années 1840 et dont les rhums de 2025 sont les héritiers.

Si dans le langage courant, le style français correspond aujourd’hui au rhum agricole, laissant subséquemment et assurément à tort, de côté le rhum de la Réunion majoritairement issu de la mélasse, tout comme une grande partie des rhums de Guadeloupe, il faut rappeler qu’il s’agit d’un phénomène récent dans l’histoire du rhum.

C’est dans les années 1960 que la production de rhum agricole dépasse celle du rhum de mélasse, et ce, uniquement en Martinique. Jusqu’à cette époque, bien que principalement destiné à l’exportation, le rhum de mélasse reste dominant.

Il a fallu quasiment un siècle pour acquérir et stabiliser ce qu’on pourrait appeler un premier style français, c’est-à-dire un rhum de mélasse, bénéficiant d’une fermentation courte, distillé à bas degré, en colonne, et qui contient un taux d’éléments non alcooliques suffisant pour conserver l’arôme.


Les rhums français aujourd’hui

Aujourd’hui, le Rhum agricole AOC Martinique, impose d’une distillation comprise en 65 et 75 % en sortie de colonne et un taux d’ENA supérieur à 225g/ hap pour le rhum blanc et à 325 grammes pour le rhum vieux, avec une fermentation limitée à 120 heures.

Les Indications géographiques des Rhums de Guadeloupe et de La Réunion imposent une distillation inférieure à 90 % et un taux d’ENA supérieur à 225g/hap pour le rhum blanc et de 325 grammes pour les rhums vieux, sans limites de durée de fermentation.

Dans les faits, on pratique des fermentations courtes pour les rhums agricoles et traditionnels de ces territoires.