Les finishes servent souvent aux amateurs de l’eau-de-vie de canne à sucre à s’initier aux délices d’autres spiritueux que le rhum. L’inverse est aussi vrai, et le rhum sert de plus en plus à donner une autre dimension à une foule d’alcools : cognacs, armagnacs, portos, calvados, bières… et surtout whiskies.
Dans le rhum, la pratique consistant à réaliser des finitions en fûts d’alcools divers et variés s’est développée telle une traînée de poudre. En la matière, la diversité est de plus en plus ébouriffante. Cela peut être des spiritueux (whisky, cognac, calvados, armagnac, mezcal, téquila…), des vins fortifiés (porto, pineau…), des vins tranquilles (Bordeaux, Bourgogne, Sauternes, Xérès…), mais aussi de la bière…
Si bien qu’on trouve ces finishes dans tous les pays producteurs de rhum ou presque. Il s’agit la plupart du temps d’un séjour de quelques mois pour ne pas trop altérer le goût du rhum, mais cela peut parfois être une véritable double maturation (chez Brugal en ex-fûts de sherry par exemple)…
Et quand on y réfléchit bien faire vieillir son rhum dans des fûts ayant été utilisés par d’autres spiritueux fait partie de l’ADN même de la catégorie, puisque plus de 90 % de la production de rhums vieux a séjourné tout ou partie dans des ex-fûts de bourbon.
PAS LE VIN
Mais si le rhum est féru d’ex-fûts d’alcools, de plus en plus d’alcools sont raides dingues des finishes (et plus si affinités) en ex-fûts de rhum. Cela concerne surtout les spiritueux, en premier lieu le whisky, mais aussi le calvados, le cognac, l’armagnac, le gin… ou encore l’amaretto, le porto, la bière… mais pas le vin.
«À ma connaissance, il n’y a pas de vins français vieillis en ex-fûts de rhum. Plusieurs raisons à cela. Le système des appellations fait qu’ils risqueraient de perdre leur AOC, car leur goût ne serait plus typique. Ils basculeraient alors en catégorie Vins de France. De plus, le rhum risquerait de complètement phagocyter les arômes du vin, analyse Jérôme Baudouin, rédacteur en chef de la Revue du vin de France. Or actuellement dans le vin, il y a au contraire une volonté de retrouver le goût du fruit, du cépage, du lieu, du terroir. »
AU BONHEUR DU CALVADOS
Revenons donc aux spiritueux, puisque ce sont les principaux clients des barriques de rhum usagées. Dans le calvados par exemple, la pratique est ancrée depuis des centaines d’années. «Le port du Havre était historiquement la porte d’entrée de nombreux spiritueux vers le territoire français, notamment pour les rhums des Antilles, et nous en avons toujours utilisé pour le vieillissement de nos calvados, témoigne Guillaume Drouin qui dirige la maison Christian Drouin. Ce qui a changé c’est qu’aujourd’hui on le fait savoir, et même qu’on le revendique.»
Sa gamme Expérimental, qui accueille des calvados d’âges variés ayant connu un finish, comprend de nombreux essais (transformés) avec du rhum : JM, Hampden, Caroni, Foursquare, Savanna… Et le succès est au rendez-vous, car elle est devenue particulièrement prisée des geeks des spis. Et Drouin n’est pas la seule maison de calvados à faire des finishes en fût de rhum. On peut aussi citer Coquerel, Boulard, la Spiriterie Française (Château du Breuil)…
LE RISQUE DE LA PERTE DE L’AOC
Cependant, parmi les eaux-de-vie françaises, ce spiritueux de cidre et/ou de poiré a des facilités que d’autres n’ont pas, puisqu’il conservera son appellation d’origine contrôlée même en cas de finish un peu trop funky.
Ce n’est pas le cas pour les cognacs. Ainsi la gamme Renegade Barrel de la maison Ferrand (que dirige Alexandre Gabriel, le grand manitou de Planteray) ne peut plus se prévaloir de l’appellation cognac et est donc commercialisée en tant qu’eau-de-vie de vin «exclusivement réalisée avec des cognacs de Grande Champagne» (un des six terroirs du cognac).
Ainsi, le Renegade III a passé quelques temps dans des fûts de rhum jamaïcain (Long Pond/Planteray). Même problématique en Armagnac (encore une eau-de-vie de vin) au château de Laubade où Denis Lesgourgues a tenté l’expérience de faire maturer un armagnac pendant 6 mois dans un ex-fût de rhum agricole, ce qui a donné une eau-de-vie de vin qui n’est plus légalement dans l’AOC (L’Agricole, gamme Les curiosités de Laubade). Dans le même ordre d’idées, on peut aussi citer l’Encantada Jamaïca qui a fait séjourner un armagnac du Ténarèze dans des ex-fûts de rhum jamaïcain.
LE WHISKY EN PÔLE POSITION
Mais parmi les spiritueux, le champion toute catégorie du finish en ex-fûts de rhum reste tout de même le whisky. En effet, l’eau-de-vie de céréales jouit d’une grande liberté dans l’utilisation de fûts exogènes et en fait une consommation effrénée.
C’est tout naturellement que le rhum s’est taillé une place de choix parmi les barriques de sherry, de porto, de cognac ou de vin. Cet attrait pour les whiskies finis en fûts de rhum touche toutes les nations européennes ou presque : l’Écosse, l’Irlande, le Pays de Galles, la France…
Tout comme le reste du monde : Kavalan (Taïwan), Nikka (Japon), Amrut (Inde)…Tous les types de whiskies sont concernés : les grandes marques de scotch blended whisky comme Dewar’s, Johnnie Walker, Chivas, Grant’s, Booker’s, Mac Na mara … ont sauté le pas. Même chose pour les single malt écossais Glenlivet Glenfiddich Fire & Cane, Balvenie Caribbean Casks, Jura, Ardmore… les whiskeys irlandais Tullamore Dew caribbean cask finish ou Teeling, ou les eaux-de- vie galloises : Penderyn.
La France n’est pas en reste avec notamment Rozelieures, Arlett, les Évadés, Laferté, Black Mountain, Bellevoye… Parmi les barriques choisies, on trouve une grande variété de provenances, avec les Antilles Françaises (Les Évadés en ex-fûts de Trois Rivières), l’Amérique centrale (Teeling small batch en rhum du Nicaragua), Cuba (Glenfiddich 21 ans Reserva Rum Cask Finish) ou encore Trinidad (Ardmore 13 ans Caroni finish 2008 Antipodes), la Barbade (Arlett en fût de Barbade)… On trouve même des finishes en ex-fûts… de rhums arrangés, comme le Teeling X Rhums de Ced.
DES MARIAGES HEUREUX
Mais au fait, qu’est-ce que ces producteurs de spiritueux viennent chercher dans l’eau-de-vie de canne à sucre? Pour Guillaume Drouin, tout part du rhum qu’il aime et qu’il boit. C’est ensuite qu’il choisit le calvados qui se mariera avec le fût de rhum sélectionné. «En général il faut des calvados qui ont de la structure et de la personnalité pour résister au rhum, mais aussi de la rondeur. Je ne vais pas aller sur des eaux-de-vie avec des notes jeunes et crues. Plutôt sur les arômes de pommes compotées, de pommes au four…, explique-t-il. L’apport du rhum est assez variable! Notes de vanille, de banane mûre, de fruits surmûris, d’ épices notamment poivre, parfois la cassonade. Concernant la structure en bouche, c’est aussi variable d’un fût à l’autre. Certains vont avoir un effet asséchant, d’autres de la rondeur et de la suavité. Il n’y a pas de règle. »
Mais ce mariage n’est pas toujours évident et il faut souvent avancer à tâtons, se tromper, et rectifier, avant de trouver l’accord parfait. «Au départ, il n’y avait pas de synergies entre le malt et le rhum, on était plus dans l’annulation de choses très fortes. En finale, c’était un peu sec, brûlant et on perdait en longueur, raconte Olivier Dumont le maître de chai des Bienheureux (whisky Bellevoye, rhum Pura Vida). Et puis ça a marché avec des fûts de Passador de Oro en finition cognac! Cela apporte au whisky du fun (fruits exotiques) de la vivacité, un côté aérien…»
Chez Rozelieures, on a tenté le pari de marier des whiskies tourbés avec des rhums. «Pour notre cuvée en ex-fûts de HSE, nous avons choisi une eau-de-vie grasse et ronde, peu tourbée qui matche bien avec le rhum agricole et ses arômes de canne fraîche. Il y a un équilibre du rhum et la belle longueur de la tourbe, explique Maxime Dupic qui épaule son père Christophe chez Rozelieures (whisky français). Et nous avons en cours de vieillissement des eaux-de-vie très tourbées dans des ex-fûts de Jamaïque et des ex-fûts de Barbade, car ils tiendront mieux la comparaison. »
DES VIEILLISSEMENTS INTÉGRAUX
Et la distillerie située en Lorraine va bientôt dévoiler des whiskies intégralement vieillis en fûts de rhum! Chez Aikan, bien que la matière première soit un whisky, c’est le rhum qui est la star du produit. Il faut dire que non contents de vieillir plusieurs années dans des ex-fûts de rhum, les whiskies Aikan sont aussi vieillis sous la chaleur et l’humidité de l’île aux fleurs!
«Le whisky propose des notes maltées de céréales et un univers assez sec, que vient compléter le rhum avec ses sensations douces sucrées (alors qu’il n’y a pas de sucre ajouté), gourmandes, explique le fondateur de la marque Benoit Albanel. On va mettre le curseur davantage sur le rhum que sur le whisky ».
TOUT LE MONDE Y GAGNE
Parfois, ces collaborations débouchent sur de véritables barrel swap, c’est-à-dire des échanges de fûts entre producteurs de rhum et d’autres spiritueux, comme Rozelieures et HSE par exemple. La pratique est d’ailleurs institutionnalisée chez Planteray et chaque année une ou plusieurs cuvées des fameux Single Casks sont estampillées « Barrel Swap ».
Par exemple pour 2024 un Barbade 2017 est passé en fûts d’Adriatico amaretto, un Trinidad 2011 en fûts de Porto Kopke, un Paraguay 2019, v Kyrö rye whisky et un Fiji Islands 2004, en fûts de liqueur de fruit japonaise Ume! Et ces mêmes distilleries vont à leur tour sortir des éditions de leurs boissons vieillies en fûts de Planteray.
Simples coups d’essai ou collaborations sur le long terme, ces mariages, pour la plupart heureux, permettent aux producteurs de rhum de s’adresser à des amateurs d’autres spiritueux, et à ces derniers de s’adresser aux amateurs de rhum. D’ailleurs la plupart des esthètes savent apprécier plusieurs spiritueux. Dans tous les cas, tout le monde y gagne !
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