Nous avons capté Alexandre Gabriel entre deux avions pour faire le point sur l’aventure Planteray. S’en est suivie une discussion passionnante et beaucoup plus technique que prévu : distillation en alambics ou en colonnes, les mérites de la mélasse blackstrap, la distillation sous vide, l’apport de la fermentation, les IG, le vieillissement continental.
Celui qui possède désormais des distilleries ou des partenariats exclusifs, en Jamaïque, à la Barbade, à l’île Maurice, aux îles Fidji, au Paraguay… n’a esquivé aucune question et dévoilé sa vision du rhum. Qu’on la trouve originale, iconoclaste, ou irritante, elle est toujours passionnante.
Où vous trouvez-vous en ce moment ?
Je suis en Jamaïque pour un comité technique des distilleries du Caricom. On se retrouve tous les ans à plus d’une centaine, entre « techos », et on passe une semaine ensemble. Ce sont de bons moments que j’attends avec impatience. Et là je suis en partance pour la Barbade !
De quoi parlez-vous justement ?
C’est magique pour un passionné comme moi ! On parle de distillation, de fermentation, de recyclage de nos vinasses, de comment booster des esters, comment nettoyer les colonnes et les alambics le mieux possible sans abîmer le matériel, ou encore des mesures de sécurité, etc. Et ce qui est fabuleux, c’est que c’est un vrai lieu d’échange !
Pourtant, ce sont un peu des concurrents les uns des autres ?
Oui, c’est justement ce qui rend l’expérience unique : imaginer que des « concurrents » puissent se rassembler dans un tel esprit de bienveillance. Tous ceux qui participent jouent vraiment le jeu. Et puis le soir, tout le monde se retrouve pour faire la fête, on danse tous ! C’est l’esprit des Caraïbes !
Ça doit aussi être un bon endroit pour flairer les évolutions du rhum. Que nous réserve l’avenir ?
Je ne peux pas entrer dans le détail, mais je peux vous dire que de plus en plus de distilleries s’intéressent à la distillation en alambic. Surtout dans des pays où elle avait complètement disparu. Et là, maintenant, ils viennent me voir, parce qu’avec mon background charentais j’ai quelques connaissances sur le sujet ! et ils me disent « on veut refaire du rhum en distillation à repasse ». En fait, ils reviennent à ce qui était la tradition de leurs pays avant la généralisation de la distillation en colonne.
C’est vrai qu’on a aussi noté un certain retour en grâce de l’alambic. Comment expliquer ce phénomène ?
La raison principale, c’est que le consommateur recherche du goût, mais du goût avec de l’élégance et de l’intensité. Et pour ça, l’alambic, c’est ce qu’il y a de mieux.
Mais est-ce que ce n’est pas plus long et plus cher de distiller un rhum avec un alambic ?
Distiller en alambic coûte six fois plus cher qu’en colonne. Je parle bien de l’acte de distiller, pas de la matière première, de la fermentation… Et c’est vrai que l’alambic est un outil très précis, mais très lent. Cela explique pourquoi il a disparu de bien des régions productrices de rhum,pour des raisons principalement économiques. À la Barbade, considérée comme le berceau du rhum et forte d’un savoir-faire unique, les choses se sont passées autrement.
Quand la colonne est arrivée, les producteurs barbadien·ne·s n’ont pas remplacé l’alambic. Ils l’ont conservé. Parfois rangé dans un coin du jardin, parfois remis en service plus tard, mais jamais jeté. Ils ont gardé les deux. Et ils les ont même mariés. Et ça, c’est très barbadien, c’est dans la culture même du pays.
Et au niveau du goût quel est l’intérêt de l’alambic ?
Pour moi, l’alambic est l’un des outils les plus intuitifs et les plus adaptés pour préserver à la fois le goût, la richesse et la texture du rhum.
Son fonctionnement en discontinu permet un contrôle très fin des coupes : on sépare progressivement les têtes, le cœur et les queues du distillat, un peu comme si l’on tranchait un saucisson, tranche après tranche.
Ce procédé artisanal offre une précision précieuse, notamment sur le cœur de chauffe, là où se concentrent les arômes les plus purs et les plus complexes. À l’inverse, la colonne travaille en continu. Les têtes et les queues y sont extraites par différents points de tirage situés à divers étages.
Cette méthode, bien que très efficace, exige une grande maîtrise technique pour obtenir des profils nets, car la séparation y est plus indirecte. Cela dépend aussi fortement du type de colonne : certaines, permettent une découpe très précise !
Ce qui distingue fondamentalement l’alambic, c’est le faible niveau de reflux et de rectification, ce qui laisse passer des composés plus lourds, plus complexes — comme les esters et autres substances volatiles — qui apportent une richesse aromatique unique.
Cela en fait une matière première extraordinaire pour le vieillissement : ces précurseurs d’arômes se révèlent avec le temps et permettent à un maître assembleur de créer des profils très nuancés. Les rhums d’alambic sont ainsi souvent plus concentrés, plus profonds, parfois même plus “sauvages” dans leur jeunesse. Travaillés seuls ou en assemblage avec des rhums de colonne, ils enrichissent la palette aromatique d’un blend.
Pourtant, vous travaillez avec des colonnes…
Bien sûr ! À la Barbade, nous avons trois colonnes. Une petite colonne de 23 plateaux, une John Dore historique, et puis la colonne sous vide. Et je peux faire du single colonne, du double, ou du triple.
En single colonne, tu as plus de lourdeur, mais beaucoup de rusticité pour les raisons qu’on vient d’expliciter mais cette rusticité peut aussi être très intéressante.Et quelquefois, lorsque c’est bien distillé comme un Trinidad par exemple, ça apporte de la floralité, c’est délicieux. Chaque outil a sa personnalité. L’essentiel, c’est de savoir lequel utiliser pour raconter l’histoire que l’on veut faire passer dans le verre.
Vous avez parlé de distiller sous vide, qu’est-ce que ça apporte ?
Sur l’une de nos colonnes, nous avons la possibilité d’activer ou non la distillation sous vide, ce qui nous permet de comparer facilement les résultats. Lorsqu’on désactive cette fonction, on remarque plusieurs choses : on consomme plus d’énergie, la température monte davantage, et la matière première — le vin ou le wash — a tendance à se dégrader plus rapidement.
Elle peut coller à l’intérieur de la colonne, au point qu’il faut parfois tout démonter… et nettoyer au marteau et au burin ! Le vide permet en fait de faire bouillir les liquides à une température plus basse. Par exemple, l’éthanol bout normalement à environ 78 °C, mais sous vide, il peut passer à l’état gazeux dès 40 °C.
On utilise donc moins de chaleur, ce qui réduit la consommation d’énergie. Mais surtout, cela a un impact positif sur le goût : certaines molécules aromatiques, très sensibles à la chaleur, risquent de se détériorer à haute température. En distillant sous vide, on les protège. Résultat : on préserve mieux les arômes fins et délicats de la matière première, pour un rhum plus expressif et plus fidèle à son origine.
Et au niveau des arômes, j’imagine que vous en brûlez plus quand vous désactivez la fonction sous-vide ?
Effectivement, quand la colonne n’est pas sous vide, on travaille à une température plus élevée, ce qui peut modifier certaines molécules aromatiques. Ce n’est pas forcément « mieux » ou « moins bien », mais c’est différent : des composés comme le furfural, par exemple, peuvent apparaître, avec des notes de pain grillé ou de caramel.
Il existe d’ailleurs deux écoles sur ce sujet. Certains estiment que la chaleur plus intense peut altérer des composés aromatiques très volatils, comme certains esters. D’autres pensent que le sous-vide agit un peu comme un aspirateur, et que ces esters pourraient aussi s’échapper trop vite.
Mon point de vue : avec l’un ou l’autre procédé, on peut soit préserver, soit perdre des arômes, tout dépend de la manière dont on maîtrise la distillation. Nos analyses en chromatographie le confirment : il n’y a pas de vérité unique, mais plutôt des choix techniques qui influencent le profil final du rhum.
À noter aussi : sans le vide, la matière première peut légèrement « cuire », ce qui favorise l’encrassement de la colonne et rend le nettoyage plus complexe. Cela fait partie des ajustements à gérer selon le style que l’on veut obtenir.
Revenons à cette recherche du goût…
Je peux vous faire une histoire du goût, puisque j’ai pas mal de bouteille, sans jeu de mots. Dans l’histoire, il y a de grands mouvements historiques dans le goût de tous les spiritueux, qui oscillent toujours entre la légèreté et la texture.
Par exemple, dans les années 1950, un mouvement dont Smirnoff a été le bénéficiaire, et même peut-être en partie un instigateur, a été d’aller vers la légèreté dans les spiritueux. On est allés vers des spiritueux qui, chimiquement, avaient très peu d’éléments du goût, c’étaient principalement de l’eau et de l’alcool. C’était une approche un peu hygiéniste. Et ça, ça a failli tuer tous les produits de goût.
À une époque, la publicité disait, « Smirnoff leaves you bretahless », qu’on peut traduire par « vous coupera le souffle ». Mais, en réalité, cela voulait dire « sans odeur ». C’est-à-dire qu’après un verre, l’haleine n’aura pas le goût de l’alcool. Et je l’ai expérimenté ! Quand j’avais 18 ans, j’ai travaillé trois mois aux États-Unis pendant l’été. J’ai d’abord bossé comme une brute dans une usine au 3-8 pour pouvoir me payer le billet. Sur place j’ai habité dans un YMCA de South Street Seaport dans le sud de Manhattan à 25 balles la nuit je travaillais la nuit et le matin dans un bar et je versais des shots de vodka aux traders qui allaient aller bosser à Wall Street.
Ils commençaient leur journée par un shot de vodka !?
Oui, et moi, tu vois, quand j’ai commencé à parler un peu l’anglais, j’ai essayé de leur faire goûter du cognac. Quand même ! Les mecs me disaient « petit, tu es gentil, je ne veux pas qu’on puisse voir que j’ai bu ».
Et ce mouvement a eu un impact sur le rhum ?
Oui, ce n’est pas le seul facteur, mais c’est ce qui fait que la Jamaïque est passée de 600 distilleries, à 6 aujourd’hui. De 130 à 4 à la Barbade. Les gens ne voulaient plus de spiritueux aromatiques !
Il y a eu deux types de réactions. Certains ont essayé de faire du rhum léger, ce qu’on appelle nous les « rhums vodka ». Mais on ne peut les blâmer, ils ont fait ce qu’il fallait pour s’en sortir. Et puis à Cuba et Porto Rico, il y avait déjà cette culture des rhums légers. À tel point que, légalement, le rhum peut être jusqu’à 8 grammes de composés aromatiques par hectolitre d’alcool pur aux États-Unis, exactement comme la vodka.
Et quel a été le deuxième type de réaction ?
Ca a été de faire des rhums très, trop, boisés afin de plaire aux amateurs de bourbons. On a donc eu les « rhums vodka » ou les « rhums bourbons », tous les autres ont souffert et beaucoup ont disparu.
Stade’s à la Barbade, ou Demerara Distillers au Guyana, faisaient des rhums très texturés il y a 80 ans. Ils se sont acheté des colonnes pour faire du rhum plus léger et du vrac pour survivre. Mais ils ont aussi conservé leurs incroyables alambics, comme le Rockley à la Barbade, le plus vieil alambic à rhum en cuivre en fonctionnement au monde à notre connaissance !
Est-ce que ce phénomène a touché d’autres spiritueux ?
On a eu un peu le même phénomène dans le whisky. Quand j’étais plus jeune, les Single Malts étaient en train de mourir au profit des Blend ! Les whiskies très tourbés d’Islay ne se vendaient plus et n’entraient plus que dans des assemblages. Les puristes de l’époque disaient, « mais attends, c’est médicinal, c’est imbuvable ! »
Pourtant à partir du milieu des années 1980, il y a eu cette renaissance des single malts, et des whiskys tourbés. Des whiskys d’alambics. La tourbe c’était une expression très culturelle, très historique, qui était née de la nécessité de se chauffer. La tourbe, c’était le charbon du pauvre. Et donc, toutes ces expressions historiques extrêmement goûteuses avaient disparu.
De quand date le retour en grâce des textures, des arômes dans les spiritueux ?
Depuis les années début 90. Et j’ai eu de la chance parce que je suis arrivé au bon moment. Mon premier concept, c’était : un grand cognac doit être l’expression d’un terroir, et donc du goût.
Une question sur la matière première parce qu’on se rend compte que, dans pas mal de pays, il y a de moins en moins de pays de rhum, il y a de moins en moins de cannes à sucre. Je pense à Cuba, bien sûr, les Antilles françaises, la Réunion… Selon vous, est-ce qu’on va manquer de matière première dans le futur ?
C’est une très bonne question, on en a parlé justement au séminaire. Certaines industries cherchent à se décarboner, et deviennent les concurrents des producteurs de rhum pour les mélasses, mais aussi pour la canne. Aujourd’hui, le concurrent du rhum, c’est la carburation.
Heureusement, la mélasse voyage et, quand il en manque sur une île, tu peux en importer. Mais ce n’est pas toujours autorisé. Par exemple, la Réunion manque de mélasse, alors que l’île Maurice qui se trouve à proximité, en regorge. Mais ils ne peuvent pas s’en procurer là-bas. L’IG l’interdit.
Quelle est l’importance de la matière première dans le goût final du rhum ?
La mélasse est extrêmement goûteuse, surtout lorsque le sucrose a été extrait et qu’il reste toutes les impuretés. Mais la canne aussi, elle a du goût parce qu’elle abrite aussi des impuretés. Dans les deux cas, tu as une matière extrêmement goûteuse.
On dit toujours que les mauvaises sucreries font les meilleures mélasses, en réalité, elles font les mélasses les plus faciles à fermenter, mais parce qu’elles ont plus de sucrose, mais, en réalité, tu crées des éléments de goût fabuleux dans les « blackstraps », c’est-à-dire des mélasses où le sucrose a complètement été extrait.
Par contre elles sont extrêmement difficiles à fermenter parce que tu as moins de sucrose. Ce sont des sucres beaucoup plus complexes. Heureusement, quelques personnes très pointues chez Stade’s West Indies Rum distillery à la Barbade savent les travailler !
Justement, que pensez-vous de la notion de terroir à la française, où la matière première doit provenir de l’endroit où est produit le rhum ?
Est-ce que le terroir, c’est que la matière première qui vient d’ici ? Ou est-ce que c’est un savoir-faire sur les levures ? C’est l’éternel débat. C’est vrai que l’idée du terroir à la française, c’est la canne qui vient du lieu de production. Et ça se retrouve dans le goût du rhum dans le cas du rhum agricole.
Mais ce n’est pas la seule façon de produire des arômes. Je pense que la fermentation y est pour beaucoup ! Dans les Caraïbes, des savoirs extraordinaires se logent dans le travail de la matière et la fermentation. Le goût est créé, ça, c’est scientifique, lors de la fermentation. Les levures donnent de l’alcool, mais surtout, elles créent les arômes, du goût.
La matière première a de l’importance parce que c’est la nourriture de ces petites bestioles. À la Barbade nous avons des archives techniques qui datent de 1893 jusqu’à nos jours, avec une documentation mensuelle. Et on peut retracer le fait que, par le passé, ils utilisaient un petit peu d’eau de mer lors de la fermentation.
Dans quel but ?
Cela permettait de nourrir les levures différemment, en l’occurrence de les stresser pour créer du goût différent. De la même manière qu’on va rajouter du vinaigre de canne lors de la fermentation pour créer des esters. Ce sont des savoirs inconnus des autres spiritueux !
Régulièrement chez Planteray, vous sortez des cuvées avec des savoirs venant de vos archives. Mais elles sont grandes, comment ces archives pour que vous n’en ayez pas encore fait le tour ?
On doit avoir cinq mètres cubes de documents. Nos innovations sortent des archives, mais aussi d’équipements qu’on répare. Comme lorsqu’on a remis en état de marche l’alambic à chambre Vulcan chez Stade’s West Indies Rum Distillery. C’est l’opposé du sous-vide, c’est du high pressure ou encore les 2 000 heures de travail sur le Rockley par Gaylord, notre chaudronnier.
On constate un mouvement en faveur de l’instauration d’IG un peu partout, qu’en pensez-vous ?
Vaste sujet ! Bien sûr, nous sommes favorables aux IG si elles sont bien écrites. Il faut toujours se méfier de ceux qui disent que l’IG, c’est ce qu’on fait maintenant, aujourd’hui.
Et notre héritage alors ? Ils se retrouvent à sanctuariser ce qu’ils font aujourd’hui et à oublier les possibles du passé et les possibles de demain. On en revient à l’alambic. Des IG ont décidé que l’alambic ne faisaient pas partie du cahier des charges alors qu’il était utilisé par le passé. C’est dommage !
Mes équipes à la Barbade comme à la Jamaïque se battent justement contre une standardisation qui pourrait être imposée par certaines IG. Nous voulons bien d’une IG, mais on ne veut pas qu’elles standardisent les pratiques.
Par exemple ?
Par exemple, on utilise des vats (foudres) de plus de 1000 litres de contenance pour faire mûrir nos assemblages et certains voudraient qu’on abandonne cette pratique, alors qu’historiquement, ça s’est toujours fait.
À quoi sert le travail en foudre ?
Ça permet de faire des rhums absolument délicieux, car on marie les différents éléments d’un assemblage, on les fond. Et on en profite pour faire une hydratation très lente.
Pourquoi certains ne veulent pas des vats dans les IG ? Parce que le rhum y vieillit moins vite ?
En effet, ils disent qu’il vieillit moins vite. Et en réalité, c’est différent. L’imposition de la règle des fûts nouveaux dans le bourbon à la fin de la prohibition aux États-Unis, a changé le goût du rhum et du scotch whisky pour toujours.
Auparavant, et là je cite Matt Pietrek qui a fait des recherches monumentales sur l’histoire du vieillissement du rhum, 100 % des rhums reposaient en vats. Aujourd’hui ils sont presque tous vieillis en ex-fûts de bourbon et on voudrait nous faire croire que c’est typique et que ça doit figurer dans les Tables de la loi.
Il y a de plus en plus de rhums extrêmement marqués par le bois, comme des bourbons. Et moi je n’aime pas. J’explique toujours aux gens que le Bon Dieu ne nous a pas fait pour boire du bois. Et d’ailleurs, ça te donne des migraines de dingue. Le bois ne doit pas être un élément du goût, mais être utilisé comme un condiment ! D’ailleurs les gens s’en lassent de ce bois excessif.
Le vin a connu la même trajectoire avec une appétence pour les vins bodybuildés et boisés, et aujourd’hui c’est passé de mode.
Oui et, je pense qu’on va en revenir aussi dans les spiritueux. Après, ça dépend des approches et des cultures. Richard Paterson, qui est un mec talentueux et qui travaille pour les whiskys Dalmore, va t’expliquer que de 50 % du goût d’un whisky, c’est le bois. Il achète et il vend un million de fûts par an, donc il connaît la question.
Certains producteurs de rhum, Brugal par exemple, disent même que 80 ou 90 % des arômes proviennent du fût.
Ils font des rhums de colonne extrêmement légers, c’est une autre approche. Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas des fûts, et qu’il ne faut pas d’arômes de bois dans le rhum. Mais on peut travailler différemment !
Comment, à part en utilisant des vats ?
Par exemple, en pratiquant l’inter-doualage, ou Interstaving. C’est-à-dire en ajoutant des douelles dans le rhum lors du vieillissement en vats. Maker’s Mark vient de lancer une édition comme ça, le rhum sud-africain Mhoba aussi.
Les douelles sont un petit peu utilisées, comme la tourbe. Ça permet de contrôler avec le coût de production et ajouter du bois de façon très légère. Ce sont des méthodes ancestrales et avec lesquelles on peut jouer. C’est interdit en Europe et c’est dommage.
C’est vrai que ça fait moins rêver que le vieillissement en fûts…
Quand il y aura moins de forêts, on y viendra. On utilisera des techniques qui ne nécessitent pas de couper autant d’arbres. Cette année, aux États-Unis, ils ont coupé 1,2 million d’arbres ! Donc, sur dix ans, ça fait 12 millions.
Autre technique parfois décriée : le double vieillissement. Qu’est-ce que ça apporte, finalement, de faire vieillir le rhum à cognac ? À part que la part des anges est moins élevée ?
Le double vieillissement est une technique ancestrale. À l’origine, les rhums de la Barbade et de la Jamaïque étaient élevés en vats le pays d’origine, puis transportés en fûts et stockés en fûts ou revatés en Europe.
C’est dans mon livre sur le Navy Rum qui paraît en version française en septembre ! Cela permettait de faire évaporer l’alcool le plus dur, le plus agressif lors de la phase tropicale. Le vieillissement continental permettait d’apaiser, d’opérer une espèce d’atterrissage en douceur, une intégration qui est très intéressante. Les deux sont intéressants !
Aujourd’hui, dans le cadre de Planteray, le rhum profite du vieillissement dynamique en mer, puis à Cognac des incroyables fûts que nous possédons sur place.
Vous avez mentionné le Navy Rum. Ce n’est plus produit depuis les années 1970, donc on n’en boit presque plus et pourtant c’est devenu quelque chose d’un peu iconique sans qu’on ne sache plus trop ce que c’est. Pourquoi ?
C’est la Madeleine de Proust de toute une civilisation, en réalité. Pendant des centaines d’années, tous les marins de la Navy, qui ont permis l’essor de l’Empire britannique, avaient droit à leur ration de rhum. Donc tout le monde en avait bu, ou connaissait quelqu’un qui en avait bu. Et puis du jour au lendemain, la Navy a arrêté de servir une ration journalière de rhum à ses marins. Il faut dire que les navires étaient devenus beaucoup plus destructeurs, et que les conséquences d’une maladresse pouvaient être dantesques (on pense aux sous-marins nucléaires !).
Le jour où tout s’est arrêté s’est appelé le Black Tot Day, c’est-à-dire le jour du deuil. Les marins avaient tous un brassard noir en allant prendre leur dernier tot et ils ont appelé le jour noir de la marine et du tot. Mais encore aujourd’hui, quand le roi rend visite à un bateau, il y a à nouveau une ration, ça s’appelle la rum ration.
Mais est-ce qu’on sait comment il était fait ?
Après le black tot day, le navy rum a cessé d’être produit, puis il est devenu mythique et beaucoup ont cherché à le reproduire. Matt Pietrek a fait des recherches et il a passé des centaines d’heures à consulter des archives à Londres. Il a aussi rencontré un certain monsieur Fogg qui avait été dans la Navy, puis qui avait travaillé pour un broker qui fournissait la Couronne royale en Navy Rum.
Et cet homme, qui était très malade, nous a remis, toute sa documentation, et tout ce qu’il a collectionné au cours de sa vie, avant de décéder. En fait, le navy rum était un rhum d’assemblage de différents crus et origine, dont la recette changeait tous les trois mois ! Il affichait un fort degré, 57,4 % proof. Pas plus parce qu’après le rhum devient inflammable. Et on ne voulait pas d’un produit inflammable à bord, d’un bateau !
En réalité, il était probablement plus proche des 54,5 %, soit 2,5 % sous le proof car les techniques de mesures de l’époque étaient biaisées. On sait aussi qu’il bénéficiait du vieillissement dynamique en bateau, et qu’il n’était pas vieilli en ex-fûts de bourbon. Il était en réalité élevé en vats ouverts au bord de la Tamise, à Londres, pendant 6 mois à deux ans (avec une part des anges de 15 %). Et puis à la fin, le dernier élément, c’est qu’ils utilisaient un tout petit peu de « browning ».
Qu’est-ce que le browning ?
C’était un sucre très, très, très, très, très sauvage, brut, « raw », qui était en réalité légèrement chauffé pour le toaster. Pas comme le caramel industriel utilisé dans le whisky et dans les spiritueux actuellement, qui n’a plus du tout de sucre résiduel. On a exactement les pourcentages et ça faisait partie de la recette. Bref nous avons recréé notre navy rum et en hommage, on l’a appelé M. Fogg !
Et qu’il y a-t-il dans le navy rum de Planteray ?
Dans la première édition qui est sortie aux USA, il y avait du Guyana, de la Jamaïque, de la Barbade et du Trinidad. Dans la nouvelle édition (ils ont tout bu aux USA), on a une touche de Maurice en plus.