Depuis quelques années, la production de rhum a commencé à se développer sur le sol européen. Ici, nous parlons bien du continent européen, et donc pas des DROM, ni même de Madère. Héritière d’une longue tradition de culture de la canne à sucre, la Sicile (Mater notamment) s’y est mise, tout comme le sud de la France : le Var près de Hyères avec Flamant, les Pyrénées-Orientales avec Nitos, la Camargue aussi, mais l’aventure a tourné court. En Corse, les rhums Tia ont tenté de relever le défi avant de devoir renoncer, alors que le domaine de la Padulone (près d’Aleria) a pris la relève et sort ses premiers batchs. Partons ensemble à la rencontre de ces pionniers qui sont en train de redessiner les frontières du rhum !
La canne à sucre a eu son heure de gloire dans le sud de la France, notamment près de Hyères au 17e siècle, avant de péricliter. Elle a cependant continué à être cultivée dans des jardins privés. Jusqu’à tout récemment, personne n’avait pensé à relancer la culture de la canne à sucre à « grande échelle » ni même à en faire du rhum.
Jusqu’à ce que le Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) de Montpellier et le chercheur Christophe Poser lancent des expérimentations il y a quelques années pour définir si la canne à sucre pouvait subsister en métropole.
Le postulat de base étant qu’avec le réchauffement climatique, les périodes de gels seraient moins nombreuses et sévères, et que l’ensoleillement serait plus abondant. Ce postulat s’est révélé correct, même si, dans plusieurs cas (notamment en Camargue), le gel a tout de même freiné le développement de la canne dans l’Hexagone.
Autre point noir, qui dit réchauffement climatique, dit moins de pluie et donc obligation de passer par l’irrigation, ce qui laisse présager des conflits liés à l’utilisation de l’eau dans le futur. Un de ces projets initiés par le Cirad a même porté ses fruits et donné naissance à un rhum… Corse.
Un nouveau rhum pur jus de canne à Corse !
Le domaine de la Padulone, en Corse, près d’Aléria, produit du vin, des céréales, élève des bovins, est doté d’un restaurant, et, depuis peu, distille du rhum ! Le domaine a en effet été approché par le Cirad de Montpellier, sous l’impulsion de Christophe Poser, qui avait pour projet de convaincre 5 agriculteurs (un en Corse, quatre sur le continent), de cultiver de la canne à sucre.
«Nous leur avons proposé des variétés que nous avons acclimatées à l’altitude à la Réunion, raconte Laurent Barrau du laboratoire de la canne et du sucre de la Réunion (eRcane). Après deux ans de quarantaine, les vitroplants ont été envoyés en Corse et plantés. »
Une dizaine de variétés exemptes de toutes maladies (ce qui permet de n’utiliser aucun pesticide de synthèse) ont donc poussé sous le soleil de Corse, exposées aux embruns, avec un résultat bluffant.
À tel point qu’Antoine Lavergne-Vincentelli et sa sœur Andréa, qui codirigent Padulone, ont planté un hectare et prévoient de doubler la mise l’année prochaine, pour finalement porter la superficie à quatre hectares !
« Chez nous cela fait quinze ans qu’il ne gèle pas, ce qui permet à nos cannes d’arriver à maturité, explique le jeune homme. Elles poussent sur un sol miocène composé en surface de sable et de galets sur d’anciennes parcelles de vignes. »
Les cannes sont irriguées et poussent durant le printemps, l’été et l’automne, puis concentrent le sucre quand il commence à faire froid, pour une coupe (pour l’instant manuelle) en février et mars. Puis elles repartent d’elles-mêmes.

Des arômes de feuille de tomate
La famille Lavergne-Vincentelli a acheté un broyeur chinois (on n’en produit pas en Europe) qui permet de traiter 5 tonnes à l’heure, et c’est le jus pur (sans imbibition) qui est mis à fermenter avec des levures sélectionnées pendant une semaine. Le vin de canne affiche entre 9 et 12 % d’alcool.
Un alambic hybride au bain-marie de 150 litres permet ensuite une distillation douce et maîtrisée, et le rhum sort à 75-80 %. Le rhum blanc mature ensuite en cuves neutres pendant au moins 1 mois, et est porté à 42 ou 50 %. Sachant qu’une partie a été vieillie quatre mois en ex-fûts de vins corses, et que le domaine prévoit un vieillissement de 3 ans pour obtenir la dénomination « vieux ».
« Le rhum blanc présente des arômes de fruits exotiques, comme la banane, un herbacé avec la feuille de tomate, et bien sûr la canne fraîche», révèle Antoine Lavergne-Vincentelli. Pour le moment le rhum de la Padulone n’est disponible qu’au restaurant, mais le domaine vient de trouver un distributeur et il le sera bientôt plus largement sur l’île de beauté.
Flamant, le précurseur
Mais le Cirad de Montpellier n’a pas été le premier à initier cette renaissance de la canne à sucre en France métropolitaine. Ces lauriers reviennent à Kevin Toussaint, qui a pris l’initiative de relancer la culture de la canne à sucre à Hyères, près de Toulon dans le Var, en utilisant des variétés locales.
Allié à Guillaume Ferroni et à ses équipes pour la distillation, il a lancé le rhum Flamant, qui est actuellement à son quatrième batch. Pour le moment, 6000 m2 sont cultivés (en bio, récolte à la main). «Je cherche à planter davantage, mais j’ai du mal à trouver des terres. Les prix sont très élevés, même près de la mer», regrette Kévin.
Ses premières cannes ayant été plantées il y a 6 ans, il constate qu’elles sont moins vigoureuses (elles donnent quand même un brix compris entre 15 et 18 %) et réfléchies à les arracher pour replanter. Outre la menace du gel qui l’oblige à les couper à ras pour les protéger du froid mordant, une herbe envahissante (le sorgho d’Alep) est venue compliquer sa tâche.
«Dans le sud, c’est en train de tout envahir, même les pivoines. Moi, ça m’a tué un champ, et depuis, je l’ai à l’œil ! » Dans le Var, la coupe se fait en décembre au moment où elles mesurent environ 3 mètres et où le sucre s’est concentré, avant les premières gelées.
Cette année, 500 bouteilles environ ont été commercialisées à partir de juin. « Cette année, il y a des notes qui sont très proches de la tequila, un peu minérales, un peu mentholées. Ca me plaît beaucoup », se réjouit Guillaume Ferroni. Avis aux amateurs !
Nitos en est à son 3e batch
En France toujours, mais cette fois dans les Pyrénées Orientales Nicolas Paye et Daniel Rouffart ont lancé leur première cuvée il y a deux ans. Le premier rhum 100 % catalan, 100 % bio, a été produit grâce à des leur partenaire Les Arts Verts qui cultive des fruits exotiques, des épices, des condiments, et donc de la canne à sucre depuis plus de 20 ans à Toreilles.
Après un premier succès d’estime et une médaille d’or au CGA de Paris, la distillerie catalane serre les dents en attendant des jours meilleurs. « Notre rhum est très bon, mais il coûte très cher à produire, notamment du fait de la matière première, donc le prochain combat c’est de baisser nos coûts de production et, si possible d’augmenter le volume pour viser une distribution plus large », nous apprennent-ils.
Il est encore trop tôt pour prédire l’avenir des rhums pur jus de canne français, mais on espère qu’il sera lumineux et qu’on aura la chance de se promener plus fréquemment dans des champs de canne sur le continent ou en Corse.
Il faudra pour ce faire, tâcher de mieux adapter les cannes à leur environnement et de faire baisser les coûts de production. De plus, réchauffement climatique oblige, d’autres pays du pourtour méditerranéen se mettent ou se remettent aussi à cultiver la canne à sucre et à produire leur rhum.

Le batch perdu de Guillaume Ferroni
Il y a 7 ans déjà, Guillaume Ferroni avait eu l’idée de distiller des rhums de pur jus de canne européenne. À cette époque, il n’y avait pas encore de matière première en France, aussi il était allé chercher les cannes à sucre près de Valence en Espagne.
Elles ont été broyées, leur vin distillé… et puis, rien. « C’ était très bon, mais je n’ai jamais sorti le rhum, car le coût de production était vraiment trop cher et du coup je suis passé à autre chose. Je dois toujours l’avoir quelque part… » révèle le druide d’Aubagne. Avis aux chercheurs de trésors !



