Jacques Farcy, le président de la puissante Société des Alcools du Québec (SAQ), nous en dit plus sur le fonctionnement du monopole (pas aussi monopolistique qu’il y paraît d’ailleurs) d’Etat québécois sur les boissons alcooliques. Et nous en profitons également pour faire un point sur le marché du rhum chez nos cousins d’outre atlantique.
Pouvez-vous présenter votre parcours ?
Je suis français d’origine. Mon grand-père était bourguignon et m’a un peu initié au vin. En France, j’ai fait une école de commerce, j’ai vécu en Belgique et à Paris, avant de m’installer avec ma femme au Québec en 2010.
Au départ, je travaillais pour une grande chaîne de commerce de détail qui s’appelle Métro-Richelieu, sur l’exploitation de la donnée client. En 2015 la SAQ cherchait un vice-président qui avait l’expérience de la digitalisation de l’expérience client, et ma prédécesseure, Catherine Dagenais m’a recruté.
En 2018, je suis passé aux ventes et, en 2021 j’ai quitté la SAQ pour la Société Québécoise du Cannabis, qui, comme son nom l’indique, vend légalement du cannabis au Québec et qui est aussi un monopole. Avant de revenir en juin 2023 pour prendre la suite de Catherine qui prenait sa retraite.
Comment sont choisis les président(e)s de la SAQ ?
Ce sont des mandats de 5 ans qui peuvent être renouvelables, et nous sommes nommés par le conseil des ministres, puisque l’État du Québec, le Ministre des Finances en réalité, est notre unique actionnaire.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est un monopole d’État ?
“Qu’est-ce que ça mange en hiver ?”, comme on dit au Québec ? Notre mandat officiel, qui est encadré par la loi, est de faire le commerce des boissons alcooliques. Nous sommes les seuls à pouvoir importer des vins et des spiritueux au Québec, et les seuls à pouvoir les sourcer et les vendre.
Nous sommes aussi très actifs sur les produits « faibles en alcool » (- de 0,5 %) qui suivent une croissance à deux chiffres, mais c’est un marché libre qui échappe au monopole. C’est d’ailleurs aussi le cas de la bière, qui est en vente libre.
Or, la bière représente 45 % du marché de l’alcool et la SAQ y est assez peu présente,sur ce marché, donc ce n’est pas tout à fait exact de dire la SAQ c’est un monopole sur l’alcool vendu au Québec.
Comment est née la SAQ ?
En 1921, dans un contexte prohibitionniste, les Québécois ont souhaité continuer à avoir accès à l’alcool. Et il a fallu créer un réseau capable de contrôler la qualité du produit avant de le vendre, car à l’époque il y avait beaucoup de contrebande, de contrefaçons et d’alcools frelatés.
Ce n’était donc pas pour combattre l’alcoolisme que la SAQ a été créée. En réalité, nous sommes là pour satisfaire nos clients, mais au bénéfice de tous les Québécois, puisque tout l’argent que nous gagnons (1,4 milliard de bénéfice de dollars canadiens en 2024) est reversé au trésor public, qui nous reverse ensuite ce dont nous avons besoin pour fonctionner.
Nous avons aussi 7 200 employés au Québec et on est présent dans toutes les communautés, notamment via quelques 400 succursales en propre. Et nous sommes aussi présents dans 400 agences, des dépanneurs comme ont dit au Québec, qui sont des magasins où la SAQ dispose de rayons.
On en trouve plutôt dans les zones éloignées où ça n’a pas de sens économiquement d’avoir une succursale. SAQ.com représente également 3,5 % de nos ventes, et ce canal de distribution se développe. Enfin nous sommes grossistes pour les épiceries, du vin qui arrive en vrac et est ensuite embouteillé au Québec.
Combien de produits commercialisez-vous ?
On a quand même une très belle offre puisqu’on propose à l’année, directement, 20 000 produits, essentiellement des vins et des spiritueux. Et 20 000 autres produits arrivent via l’importation privée.
Qu’est-ce que l’importation privée ?
Des agents de représentation décident de faire la promotion de ces produits, sans qu’ils soient sur nos tablettes. Ils nous demandent donc de les importer en leur nom. Ensuite, ils ont un délai pour les écouler. Ils n’ont pas de magasins physiques, donc ils travaillent beaucoup avec la restauration ou auprès des particuliers.
Auparavant ils ne pouvaient vendre qu’à la caisse, mais, depuis août, on leur permet de le faire à la bouteille depuis notre site internet SAQ.com. Donc peu de catégories ou de produits nous échappent et, si un client veut absolument un produit, il peut faire appel à nous pour de l’importation privée, même si c’est un peu fastidieux. Il doit notamment avancer l’argent.
Est-ce que c’est compliqué pour un producteur d’être référencé à la SAQ ?
C’est vrai que ça nous arrive plus souvent de dire non, que de dire oui. Il y a plusieurs manières, ou répertoires, comme on dit pour entrer à la SAQ. La manière la plus connue, ce sont des appels d’offres qui sont consultables sur notre site internet.
C’est rare de rentrer directement comme ça sur notre répertoire permanent. Il y a aussi les produits de spécialités qu’on déniche en dégustant, ou qui nous sont proposés par les agents de représentation québécois.
Ça nous apporte de la diversité. Ça va de quelques caisses à quelques centaines. Si le produit trouve son public sur le long terme, qu’il est disponible en grande quantité, il peut entrer au catalogue permanent.
Enfin, il y a les importations privées que les agents nous font importer pour certains clients, notamment des bars et des restaurants. Souvent des rhums d’ailleurs.
Quels sont les critères ?
Il y en a beaucoup, notamment liés à ce que le produit apporte de plus ou de nouveau à la catégorie et au consommateur. Les médailles comptent, sa méthode de production, son ancienneté… Il faut aussi que le produit soit bon gustativement et intéressant au niveau du prix. Ensuite, il faut qu’il suive les règles édictées par Santé Canada.
C’est d’ailleurs souvent ce qui pose problème sur les rhums agricoles français avec la présence de carbamate d’éthyle. Alors qu’ils sont admis un peu partout dans le monde, certains composés sont bannis par des règles fédérales canadiennes. Ce n’est pas parce que les produits ne sont pas bons !
Certains producteurs le comprennent et sont capables de les faire évoluer leurs pour satisfaire à nos règles. En tout cas, une fois que le produit est accepté, on s’occupe de tout. On va le chercher sur place et on l’achemine au Québec, on s’occupe du dédouanement, puis on les stocke et on les vend.
On peut même assurer le risque de change ! Les conditions financières peuvent varier selon les zones, le fait que les produits proviennent directement achetés par nous ou qu’il est sous importation privée, mais la SAQ est une société qui paie.
Le volet écologique est-il un critère ?
Nous avons été très actifs sur le volet verre allégé des bouteilles et, aujourd’hui, 95 % des vins de moins de 25 dollars sont vendus dans des bouteilles plus légères. Pour les domaines iconiques ou les produits de spécialité, c’est un peu plus difficile, mais s’ils s’y mettent petit à petit.
C’est un peu la même chose pour les spiritueux dont la bouteille est souvent une partie de leur identité. Nous avons des discussions pour enclencher le mouvement, mais à ce jour, aucune règle ne bloque. Cependant du point de vue du client Québecquois, celui-ci se demande pourquoi il y a encore des bouteilles lourdes alors qu’on peut en faire en verre allégé…
Parlez-nous des produits québécois
D’abord, à la SAQ, on ne privilégie pas les produits locaux, nous sommes équitables et la compétition est rude. On a cependant une industrie des vins, des cidres et des spiritueux qui est très dynamique, notamment depuis une quinzaine d’années.
Historiquement il y avait surtout des vins de glace, mais depuis quelques années, notamment avec le réchauffement climatique, les vins blancs gagnent du terrain. Le vin rouge progresse aussi. Les spiritueux ont connu une très grosse croissance depuis 10 ans, mais le marché est arrivé à saturation, notamment sur le gin.
Le cidre local est également très dynamique. Côté consommateurs, nous aidons les Québécois à s’y retrouver grâce à trois identifiants. Les produits « origine Québec » sont faits à 100 % au Québec, y compris avec une matière première locale. Bien sûr, le rhum n’entre pas dans ce scope, puisque nous n’avons pas de plantations de canne à sucre et que la mélasse provient de l’étranger.
Il entre plutôt dans la seconde catégorie : « Élaboré au Québec », avec une transformation importante qui est faite sur place. La troisième est la catégorie « Embouteillé au Québec ». Cela concerne beaucoup les vins qui arrivent en vrac.
Comment se porte la catégorie rhum ?
Elle se porte relativement bien, notamment grâce aux communautés culturelles présentes au Québec, qui ont des façons de le consommer très différentes. Cela donne une belle diversité d’offres. Les rhums à cocktails sont portés par des bartenders très attentifs à la qualité du produit.
Et les rhums de dégustation sont également en progression. Le client québécois est curieux de découvertes et passe facilement d’un spiritueux à l’autre. Nous avons mis en place un programme « SAQ Inspire » de reconnaissance client qui nous permet de proposer à nos clients des produits nouveaux qu’ils seraient susceptibles d’aimer.
Le gin a amorcé l’intérêt des clients pour les spiritueux, puis le rhum a pris sa part et, aujourd’hui c’est le mezcal et la téquila qui performent. Et bien sûr, le whisky, notamment de dégustation, est bien implanté.
Quid des rhums français ?
Ils se portent bien, malgré les problèmes d’importation dont je parlais tout à l’heure. Les agents ont un rôle très important en nous faisant découvrir des produits, notamment des rhums français. En règle générale, la France est très active au Québec, et le rhum français prend toute sa part.
D’ailleurs, nous sommes beaucoup plus proches de certains DROM que la métropole ! Mais ils sont en concurrence avec d’autres destinations porteuses. On organise aussi des classes de maître, des dégustations pour présenter les nouveautés, et, lorsqu’il y a de nouveaux arrivages, les clients sont au courant et savent dans quelles succursales se rendre. D’ailleurs, certains se font des réserves lorsqu’ils voient que des produits qu’ils apprécient vont arriver !
Radioscopie de la catégorie rhum à la SAQ
Sur l’année 2024, les rhums représentent 17 % des ventes de spiritueux à la SAQ, et 5 % des ventes totales à la SAQ avec près de 225 millions $ (canadiens) de ventes, contre 1, 345 millions $ pour l’ensemble des spiritueux, et 4,5 milliards pour l’ensemble des ventes de la SAQ. La catégorie rhum croît plus vite que les ventes totales de spiritueux et de la SAQ (+4 % en 2 ans).
100 produits sont en approvisionnement continu et représentent 218 M$ et 97 % des ventes. Près de 150 produits sont en approvisionnement par lot pour complémenter l’offre, avec des cuvées plus niches et spécifiques, qui contribuent à 7 M$ de ventes au total. Les rhums de la SAQ proviennent de 36 pays différents.
En 2024, 33 nouveaux produits ont été introduits (dont près de la moitié étaient des single casks), de 11 provenances différentes. En 2 ans, 64 nouveaux rhums ont été introduits, dont 26 provenaient du Québec (>40 % des nouveaux produits).
Tendances récentes
Outre les produits du Canada et des États-Unis qui ont toujours la cote, ce sont des produits de Trinidad et Tobago (+545 000 $), Panama (+505 000 $), Martinique (+420 000 $), France (+315K 000 $), Cuba (+1 million $) ainsi que de la Barbade (+1,26 million $) qui se sont le plus démarqués en 2024.
Le rhum épicé demeure le plus important (42 % des ventes de rhum) en croissance de 8 % sur 2 ans. Le rhum brun en grande croissance (+21 %). Le rhum agricole continue de croître (+16 % depuis 2 ans, ne pas considérer le -7 % 1 an, ruptures/approvisionnement irrégulier sur Barbancourt, marque principale) avec près de 3 M$ de ventes/1,2 % des ventes de rhums. Le rhum arrangé en émergence (+11 % sur 2 ans).
Dans le prochain épisode à la SAQ
D’ici les prochaines semaines/mois, ce sont plus de 25 de nouveaux rhums de plus de dix provenances différentes qui sont attendus sur les tablettes de la SAQ, dont plusieurs rhums agricoles, des single casks, des rhums arrangés ainsi que des rhums âgés (Barbade, Cuba, Réunion, Guadeloupe, Espagne, France, Jamaïque, Thaïlande, République Dominicaine, Panama, Paraguay, Belize, Vietnam et même du Québec).