C’est au Mimosa, un bar-restaurant donnant sur la cour de l’hôtel de la Marine (Paris 1er), lors d’un des seuls jours pas trop pluvieux du printemps, qu’a eu lieu la rencontre avec Didier Morville Alias Joey Starr, Guillaume Château et Ludo Kpodar. Les trois compères affichaient une proximité et un naturel qui sont la marque des vrais amis. Ils sont aussi associés et partenaires en affaires dans la nouvelle marque de rhum Carnival Sun Juice. La discussion à bâtons rompus était accompagnée de cafés et d’eau pétillante. À un moment donné un clairin Vaval a fait son apparition et a de suite embaumé l’atmosphère. Mais on ne dira pas qui l’a commandé !
Comment vous est venue votre passion pour le rhum ?
Didier : Je suis venu assez tardivement au rhum. Je suis Antillais par ma mère et mon père, qui sont issus du mouvement de migration de masse vers la métropole pour aider à la reconstruire suite à la Seconde Guerre mondiale.
Ma mère n’a jamais bu un verre d’alcool de sa vie, parce que justement elle n’aimait pas l’image que renvoyait le rhum. C’est aussi lié à une histoire familiale. Mon père a quant à lui, voulu m’intégrer en m’éloignant de ce qui rappelait les Antilles. Sa phrase fétiche c’était « je serai plus intégré que le blanc ».
Mes premiers souvenirs de rhum, ce sont des soirées lors de vacances en Martinique, dans la famille de ma mère, où ça parlait fort. Donc au départ, je n’avais pas particulièrement la culture du rhum. Même si mes deux parents sont îliens et que j’ai passé des vacances là-bas, je n’y ai pas vraiment d’attaches. J’ai aussi passé des vacances en Dordogne, ça ne fait pas de moi un Dordognais !
Ludo : Moi j’ai commencé au whisky, comme mes parents. Mais même si je buvais du whisky, il y avait autour de moi des Martiniquais et des Guadeloupéens qui eux buvaient du ti punch vraiment travaillé. Et c’est comme ça que je suis venu au rhum. J’ai eu envie de savoir ce qu’il y avait derrière.
Guillaume : On vient tous d’horizons différents. Par exemple, moi à la base je suis un amateur et collectionneur de vin. J’aime aussi le distillat de raisin : le cognac et l’armagnac. C’est à travers eux que je suis venu aux spiritueux.
Et comment s’est opérée la transition de buveur à amateur de rhum ?
Didier : Je ne vais pas te parler de ma période opioïdes. Mais à la base, je buvais plutôt de la bière. Et c’est par le biais de la musique que je me suis réellement mis à boire du rhum. Plutôt du rhum blanc. Encore aujourd’hui c’est d’ailleurs ce qui me convient le mieux. Le whisky et le vin rouge sont des alcools qui me font tourner la tête. Pas le rhum, lui il m’électrise, j’ai le rhum plutôt joyeux.
Ludo : Je confirme !
Didier : Au départ je buvais essentiellement du Labat blanc. On appelait ça le « médicament ». Je consommais le rhum pour me rendre un peu électrique, un peu comme un carburant. Mais avec le temps qui passe, tu te dis que c’est bien beau, mais que tu as aussi envie d’apprécier ce que tu bois. Quand on vieillit, on affine son regard sur les choses.
Ludo : Un peu comme le vin en fait. On l’a toujours eu à table, mais avec l’âge tu apprends vraiment à le connaître et à l’apprécier. Tu veux connaître le cépage, la région. Tu affines ton goût.
Didier : Tout à fait. Si aujourd’hui je suis devenu une sorte de gastronome, que j’aime les bonnes choses, que je sais parler cuisine, c’est un peu grâce à cet intérêt qui m’est venu par le rhum.
Pour revenir à ta question, je m’y suis vraiment intéressé quand j’ai participé au programme la Route de la soif pour Vice à la fin des années 2010. Les gens me prenaient pour une sommité, alors que je me rends compte aujourd’hui que j’étais un imposteur !
Là j’ai rencontré les gens qui produisent le rhum, ils m’ont raconté des histoires, m’ont fait comprendre qu’il y avait différents savoir-faire… J’ai découvert qu’il n’y avait pas que des békés à la tête des distilleries, mais aussi des gens qui sont arrivés et ont relancé ou fondé des distilleries.
Puis tu as fait une collaboration avec Ludo et Anthony Martins (Old Brothers) ?
Didier : Au départ, c’est une rencontre entre Ludo et Anthony à Toulouse pour un concert.
Ludo : C’était dans un resto !
Didier : Dans un couloir, tu ne peux pas le louper le gars ! On a eu envie de faire une collab’ ensemble. Ça a été notre pied à l’étrier. La série La route de la soif, ça m’a donné envie d’aller plus loin. De me raconter à travers ma passion du jus de soleil. Avec mes amis, on a eu envie de raconter notre carnet de voyage, nos rencontres, et de les mettre en bouteilles.
Guillaume : On est trois personnalités très différentes, et notre fil rouge, c’est l’amour de la gastronomie, le plaisir dans les rencontres.
Ludo : Et la vie !
Guillaume : Oui, la vie, se faire du bien, se faire plaisir, le partage de soi, la découverte des autres. Lorsqu’on a réfléchi à Carnival, Didier a dit. « Je suis consommateur, je suis devenu amateur, j’ai découvert des histoires, et je veux devenir acteur du rhum en partageant ces histoires. Carnival c’est ça, c’est la volonté de croiser nos histoires et notre vision d’amateurs… »
Didier : … de rêveurs !
Guillaume : Oui, de croiser nos visions, avec celles de nos amis. On s’entoure à chaque fois des gens qui ont des choses à dire et qui ont leur propre vision du rhum. Que ce soit pour les assemblages et les sélections, pour la création des décors de bouteilles, pour la mise en images et en sons de Carnival.
Ludo : C’est Anthony Martins, de Old Brothers, qui nous accompagné sur ces premières sélections. On fera ensuite appel à d’autres amis pour les suivantes.
Didier : C’est Nilko, un street artist de renom, qui a dessiné les bouteilles. DJ Naughty J (ndlr : un des DJs de NTM) nous a également créé des sons qu’on retrouve sur nos vidéos, qui sont elles-mêmes réalisées par Tony, qui travaillait déjà avec moi à l’époque de NTM. On fait les choses en famille quoi ! Le rhum c’est un produit de plaisir. Mais c’est aussi un produit politique et qui a une histoire lourde.
Est-ce qu’encore aujourd’hui vous sentez le poids de cette histoire lors de vos voyages ? J’ai l’impression que ce sont encore beaucoup des blancs qui tiennent les manettes du rhum dans les DROM, en tout cas économiques.
Didier : C’est complètement ça. Mais pardon de le dire, c’est à l’image de la planète. Là on parle de la Martinique et de la Guadeloupe, mais on est aussi allés voir ailleurs.
Guillaume : Globalement le rhum, c’est l’histoire du monde. On y croise trois grandes influences : française, anglaise et hispanique, qui correspondent aux premières étapes de la mondialisation et à la colonisation. Tout ça se décline de façon différente dans les méthodes de production, et dans les arômes des produits finis. À chaque terroir son histoire, même si partout il y a le même fil rouge… sang. À travers Carnival, on essaie modestement de raconter cette histoire, notre histoire commune en fait.
Pourquoi n’y a-t-il pas de rhum français dans vos premières cuvées ?
Didier : Dès le départ quand je me suis lancé, avec Anthony Martins notamment, on a prospecté en Martinique et en Guadeloupe, mais l’idée c’est de faire découvrir des choses aux gens à travers nos voyages. Pas forcément d’aller tout de suite vers l’évidence.
Guillaume : C’était peut-être trop évident ou trop simple pour nos premières cuvées. Par contre, on est allés en Martinique en janvier dernier. On a fait de belles rencontres et on va avoir envie de les raconter à travers nos cuvées. Il y a de belles choses qui arrivent.
Didier : On est assez humbles dans notre démarche, on sait qu’on découvre au fur et à mesure. On est dans une évolution. D’abord on source des destinations (Jamaïque, Barbade) et on les embouteille. Puis on a réalisé des assemblages (Guatemala & Belize).
Guillaume : Et puis dans pas longtemps, on a envie de se lancer dans l’élevage. On va sélectionner quelques fûts et les « aider à grandir ». On a envie de se frotter à cela aussi.
Et l’étape d’après logiquement c’est de devenir distillateur ?
Guillaume : C’est aller un peu vite en besogne, mais oui on espère qu’un jour on pourra aller jusqu’à la distillation.
Comment faites-vous vos sélections ?
Guillaume : Carnival c’est notre carnet de voyage, nos rencontres. Dès qu’on le peut, comme pour la Martinique, on va sur place. Tu connais l’écosystème du rhum, ce n’est pas toujours possible à cause d’un certain nombre de monopoles.
Cependant, on essaie d’être le plus possible sur du vieillissement tropical. L’idée première ce n’est pas d’acheter des fûts qui ont vieilli exclusivement ou presque à Amsterdam ou à Liverpool. On recherche vraiment le goût des tropiques.
Dans votre gamme, les rhums sont bons, mais on a l’impression qu’ils sont calibrés pour plaire au plus grand nombre, c’est le cas ?
Ludo : Le but ce n’est pas de plaire au plus grand nombre, c’est de faire découvrir.
Guillaume : Le maître mot c’est le partage. Lorsqu’on a choisi ces trois provenances, on a cherché à chaque fois des lieux et des personnes qui produisaient au plus proche des traditions des terroirs de provenance. Donc l’idée c’est de faire découvrir un terroir.
Par exemple, le jamaïcain à 43 % est accessible, il permet de se plonger pour la première fois dans le style jamaïcain. Sur le Barbade de West Indies, on sait que les rhums peuvent être un peu secs. on a essayé de trouver de la rondeur, tout en conservant sur la finale toute la qualité aromatique de la distillerie. Au fur et à mesure qu’on va évoluer, on va aller sur des choses plus pointues.
Par exemple, on va sortir des single casks en série limitée à des degrés plus élevés. Ce sera moins accessible, mais ça correspond à ce qu’on aime et ce qu’on boit. On réfléchit aussi actuellement à un brut de colonne des Antilles…
Didier : … quelque chose qui a des watts.
Est-ce qu’il y aura des rhums sans alcool un jour dans la gamme ?
Didier : Fais bien gaffe à ce que tu dis ! Plus sérieusement, pour l’instant on n’en est pas là, mais ce n’est pas un gros mot. J’en ai acheté pour faire des blagues au gens. Je leur en sers sans rien dire, ils boivent, et je dis après. Souvent, ils n’ont rien vu et ils ne savent pas où se mettre !
Ludo : Si les palettes aromatiques sont présentes et qu’on s’y retrouve, pourquoi pas. Pour l’instant on n’en a pas trouvé qui nous plaît.
Guillaume : En fait, on ne réfléchit pas comme ça. On ne se dit pas, tiens il y a une tendance sur le no low, donc on va en faire. Par contre si demain on fait une belle rencontre avec une personne qui fait du rhum sans alcool, pourquoi pas ? D’ailleurs tu pourrais nous demander si un jour on pense faire quelque chose d’autre que du rhum.
C’est moi qui pose les questions ici ! Plus sérieusement, est-ce que vous pourriez sortir autre chose que du rhum ?
Guillaume : Je vais te faire la même réponse : ça dépendra des rencontres. Donc le sujet est grand ouvert ! On est des épicuriens, et on aime beaucoup de spiritueux différents. Et on a envie d’aller mettre notre nez un peu partout. Donc oui, c’est possible à moyen terme !
OK. J’ai découvert que le rhum était un formidable brise-glace entre les gens, pas forcément en en buvant, juste en parlant. Avez-vous aussi ce sentiment ?
Didier : Tu as raison sur l’effet brise-glace. Le rhum est à la fois connu et méconnu, mais ça attise la curiosité. Il y a un effet carte postale. Moi ça me permet de raconter qu’il y a des gens qui mouillent le maillot dans les distilleries pour sortir ces bons produits. Parfois les gens se méfient du rhum, ils craignent que ce soit trop fort.
Ma technique c’est de leur faire sentir d’abord. Et lorsqu’il est bien fait, le nez est incroyable. Et je leur dis : goûtez, dégustez, ne buvez pas. Je suis un bon enfumeur de masse. On est dans une ère où les gens boivent des shots de téquila ou de vodka. Quand ils veulent faire ça avec un bon rhum, je leur dis « surtout pas ! ». Surtout que j’aime les rhums qui ont des watts, donc il faut y aller doucement.
Ludo : Le rhum c’est une boisson de partage, une boisson festive. Le nom Carnival vient aussi de là. Le carnaval, c’est un évènement qui rassemble des communautés avec des traditions, une histoire et des revendications différentes. Ils se retrouvent dans la fête.
Quels sont les meilleurs rhums que vous avez dégustés ?
Didier : Je m’interdis d’avoir une couleur préférée. Et surtout je fonctionne à l’humeur. Mais j’avoue avoir une préférence pour les rhums de Jamaïque. Ils sont particuliers, on n’est pas tous égaux devant les rhums esthérisés. J’ai goûté de très belles choses, plus rondes en Amérique du Sud, même si c’est moins à mon goût. Et récemment j’ai goûté un truc de malade au Rhum Fest.
Ludo : Oui un truc incroyable, avec un goût de banane.
Ce n’était pas un rhum à la banane Haribo au moins ?
Didier : Ne sois pas désagréable !
Ludo : Non pas du tout, le vrai goût de la banane flambée associée au rhum, et zéro sucre ! C’était une cuvée de notre copain Michael de Swell de Spirits.
Guillaume : Ça résume bien notre approche du rhum via les rencontres. On en a fait de très belles avec Michael Barbaria ou les frères Ricci entre autres.
Didier : Je viens de la musique et du Rap, où on sort ce qu’on a en nous et où on est dans un challenge. Le rhum c’est très différent. On guette ce que font les autres, et on apprend de ça. On apprend aussi sur nous-mêmes. On ne sait pas tout et on n’en a pas honte.
Qui vous distribue, et où trouver vos produits ?
Guillaume : On est distribué chez les cavistes par Premium Craft Spirit. On a rencontré Bernard Baud, le président de PCS, sur un salon. Ça s’est fait en deux heures. On est exposés grâce à Didier, et l’écosystème est curieux de qui nous sommes et de ce que nous faisons.
Plusieurs distributeurs nous ont sollicités. On avait la chance d’avoir le choix. Le choix de Premium Craft Spirit, c’est encore une histoire de rencontre humaine. On est également très heureux d’annoncer qu’on vient d’être référencés en centrale chez V&B, et qu’on débute notre aventure en CHR avec BLMHD.
Quels sont vos projets pour les mois à venir ?
Guillaume : En octobre-novembre on va sortir nos premières séries limitées, à chaque fois des fûts uniques avec un beau vieillissement tropical. À chaque nouvelle cuvée, on invitera un copain. Sur celle-ci c’est un ami dessinateur, Stéphane Levallois. Il a dessiné une bouteille magnifique.
Didier : Le hasard veut que cette sortie collera bien avec mon actualité en plus. Elle aura lieu au même moment que la sortie de mon roman graphique qui va s’appeler Super tanker, avec cinq histoires qui tournent autour de l’éthylisme. On est partis de faits réels historiques (formation de l’Australie, Haïti, les Moonshiners…)… Il y a des dimensions parallèles, de la science-fiction… Un des scénarios m’est venu lors d’une visite à l’île Maurice.
On nous a montré le calibre des grains de sucre au microscope. J’ai regardé après la tête de la molécule du rhum sur internet. Et j’ai imaginé une histoire qui s’appelle la guerre des cent shots (analogie avec la guerre de Cent Ans), où la société mélasse se fout sur la gueule avec la société bagasse.
Guillaume : En Martinique on est partis avec un chef trois étoiles meilleur ouvrier de France et on a sélectionné ensemble un fût. Il va inaugurer notre série avec des chefs étoilés à partir de mars. Il y aura aussi des amis, artistes, comédiens, chanteurs…
Ludo : Les chefs ont déjà un pied dans le rhum, ils n’ont attendu personne. Beaucoup travaillent avec, et ont de très belles caves à rhum. Et on a aussi envie d’inviter nos ami.e.s dans cette aventure. On prépare des sélections et des décors de bouteilles qui seront réalisées par la gent féminine.
Didier : Pleins de projets quoi !