[Embouteilleurs indépendants] Morgan Ricci : les vérités d’un sélectionneur-assembleur qui n’a pas sa langue dans sa poche

Très prisée par les geeks du rhum pour ses gammes les plus pointues et barrées, Famille Ricci propose pourtant surtout des cuvées accessibles tant en termes de prix que de goût. Embouteilleur indépendant, devenu maître assembleur et bientôt distillateur, Morgan Ricci, accompagné de son frère Esteban, nous livre son ressenti sans faux-semblant sur les prix du (et des ses) rhum(s), la spéculation, le métier d’embouteilleur… Et fait le point sur les nouveautés qui sortiront cette année. Spoiler, il est question de spéléologie (ou presque) !

Famille Ricci
Morgan et Esteban ne ménagent pas leurs efforts pour dégoter les meilleurs jus

Comment as-tu fait tes premiers pas dans le milieu du rhum ?

J’ai toujours travaillé dans le milieu des alcools, avec notamment à mes débuts le champagne et le vin, en tant que technico-commercial. Puis je suis tombé amoureux du cognac et plus largement des spiritueux.

Ensuite, j’ai ouvert ma cave à Antibes en 2014-2015. Et grâce aux commerciaux qui venaient me présenter leurs produits, j’ai découvert le rhum. Je me suis rendu compte qu’il permettait un champ des possibles qui était beaucoup plus large que sur d’autres spiritueux. Et cela m’a passionné.

Et comment en es-tu venu à vouloir sortir tes propres rhums ?

Depuis l’enfance, j’ai toujours aimé créer des mixtures. D’ailleurs, je les faisais goûter à ma mère, la pauvre ! Du coup, je me suis mis en tête de concevoir mes propres rhums. Mais je ne voulais pas me contenter de sélectionner des jus et de les embouteiller, je voulais vraiment élaborer mes propres assemblages, avec comme maîtres mots l’aromatique et la complexité, être au plus près du produit et découvrir tous les secrets que pouvaient dévoiler toutes les étapes de production.

Et quand as-tu sauté le pas ?

Concrètement, j’ai lancé mon projet en 2015 et il a mis quatre ans à voir le jour. Le temps de me former à l’école des spiritueux de Cognac, d’apprendre auprès de maîtres de chai, de voyager, de déguster et de définir ma propre philosophie… Et c’est donc en 2019 que j’ai lancé mes premières cuvées.

On en a sorti quatre d’un coup. Dynasty qui est notre gamme grand public à 40%, assez gourmande. Et notre gamme Influences, qui est des assemblages de deux provenances et qui titre 46%. C’est un peu plus pointu, mais ça plaît au plus grand nombre.

Ce sont des gammes permanentes. C’était d’ailleurs notre stratégie au départ : se faire connaître d’un public assez large pour s’implanter chez les cavistes, puis proposer des choses plus précieuses et rares. On dit souvent que Famille Ricci c’est cher. En fait, la majorité de notre travail, et là où l’on fait le plus de volume, c’est sur nos gammes courantes à budget et palais accessibles, aujourd’hui composées de huit cuvées qui vont de 45 à 65 euros en prix public.

Famille Ricci

Mais ce sont plutôt les cuvées plus pointues qui font le buzz, non ?

Oui parce que celles-ci s’adressent au public des connaisseurs et passionnés qui sont véritablement actifs dans le milieu du rhum. Mais nous avons des cuvées accessibles en termes de prix qui arrivent à conquérir leurs palais aguerris comme nos cuvées Volt Face, 7e Symphonie, ou encore certaines séries limitées qui permettent de se faire plaisir de façon plus régulière et garder les cuvées les plus cotées pour des occasions plus exceptionnelles.

Tu mets en avant l’assemblage comme philosophie de ta marque, mais tu fais aussi des singles casks, comment est-ce que tu choisis le destin de tes jus ?

D’abord avec mon frère Esteban, quand on voyage et qu’on sélectionne nos rhums, notre réflexe est de nous demander avec quoi ils pourraient être assemblés ou dans quels fûts ils peuvent poursuivre leur vieillissement pour qu’ils soient encore meilleurs. Lorsqu’ils sont dans nos chais, on les goûte régulièrement en fonction de l’âge des rhums, des fûts utilisés et de ce que l’on souhaite obtenir.

Et une fois qu’on a ce qu’on recherchait, on décide si on va les sortir tels quels ou les assembler. Même un rhum exceptionnel peut encore gagner en qualité notamment en complexité aromatique si on l’assemble à un autre rhum, mais pour le découvrir il faut être complètement ouvert psychologiquement, garder une curiosité constante, avoir une grande connaissance de l’art d’assembler.

Afin d’être capable de se projeter et d’imaginer les possibles résultats. Enfin il faut toujours une pointe d’audace. Mais il y a aussi des jus assez exceptionnels tels quels. Nous les sortons en single cask, notamment sur notre gamme Exception. Cela nous permet de mettre en lumière le travail très qualitatif des distilleries dont nous sommes les premiers ambassadeurs. Nous ne sommes pas concurrents, mais partenaires. Sans leur fantastique savoir-faire, nous les embouteilleurs indépendants nous n’existons pas.

Famille Ricci

Tu es embouteilleur indépendant, mais aussi éleveur, parle-nous de cette facette de ton métier.

L’élevage est un art à part entière qui est avec la magie de l’assemblage, ce qui nous passionne le plus avec Esteban. Le vieillissement est une partie particulièrement importante dans la construction qualitative d’un spiritueux que ce soit en terme aromatique, mais encore de structure et de texture.

Avec Esteban nous étudions et travaillons énormément sur cette partie, car il y a tellement d’horizons qui n’ont pas encore été investigués. Le vieillissement se fait à 95% dans des fûts de chêne que ce soit du français ou de l’américain alors qu’il y a des dizaines d’autres essences de bois qui ont toutes des propriétés aromatiques texturantes et structurantes différentes et intéressantes.

Chez Famille Ricci nous en étudions et travaillons une dizaine depuis des années ce qui nous permet d’élargir notre savoir et d’avoir plus d’outils pour la création de nos rhums via le vieillissement dans nos chais à Mougins (Alpes-Maritimes). On cherche sans cesse à complexifier les jus, à leur apporter une touche supplémentaire. Par exemple, si on veut procurer des notes de fruit jaune confites à un rhum, on va le passer en fût de pineau.

Si on veut plus de caractère et de tanins, ce sera du chêne français ou du châtaignier, si on souhaite plus d’élégance et des notes portées sur les céréales et une touche miellée, ce sera de l’acacia. Après tous les bois ne vont pas avec tous les jus et c’est à force de les étudier et de faire des expériences qu’on arrive à de beaux résultats

 

Justement, comment se passe le vieillissement dans les Alpes-Maritimes ?

Ça me fait rigoler lorsque je vois les guéguerres sur les réseaux entre les tenants du vieillissement tropical et ceux du vieillissement continental. Ce n’est pas que le tropical est meilleur que le continental, c’est qu’ils ont des attributs différents.

Côté pile, le climat tropical va tirer l’aromatique du jus plus rapidement et plus intensément. Côté face ça peut être un peu brusque et manquer un peu d’élégance avec le risque de réveiller le feu de l’alcool. Le climat continental va vieillir beaucoup moins rapidement les rhums, mais par contre va leur permettre de gagner en toucher de bouche, en texture, en élégance. C’est pourquoi souvent j’aime l’alliance des deux.

Et quel rôle joue le climat local ?

Chez nous dans le sud-est de la France nous avons un climat bien à nous qu’on peut qualifier de climat méditerranéen. C’est une sorte d’hybride entre le tropical et le continental avec de grosses variations de température entre le jour et la nuit et suivant les saisons.

Nous avons constaté d’ailleurs avec Guillaume Ferroni des pertes allant de 6 à 10%, ce qui confirme qu’on ne peut pas mettre notre climat dans la case continentale. Notre climat est un bel exemple d’équilibre avec l’impact de ce que le fût va donner au rhum dans le temps et la texture et l’intégration de l’alcool qui va garder un minimum de souplesse. Pour moi c’est un climat presque parfait.

Tu es connu pour essayer des assemblages et des vieillissements audacieux, quelles sont les pires erreurs que tu as faites ?

Les grosses erreurs, je les ai faites pendant quatre ans avant de me lancer véritablement. Mais depuis, enfin j’espère, rien d’irrémédiable. On peut parfois se tromper et aller un peu trop loin, mais souvent il est encore temps de rattraper les choses. Un jus moyen tout seul peut s’avérer excellent dans un assemblage.

Un jus très bon tout seul ne sera pas forcément bon à assembler. Mais j’ai quand même en mémoire un truc vraiment loupé : la fois où j’ai mis un rhum dans un fût de sirop d’érable, ça avait complètement pris le dessus, on peut dire que c’était raté. Après un assemblage qui ne m’a jamais conquis malgré énormément de tentatives est un Bielle blanc avec Hampden H, on ne pouvait pas dire que ce n’était pas bon, mais je n’ai jamais réussi à l’emmener au niveau de mes attentes.

Est-ce que c’est facile de convaincre les distilleries de te confier leur rhum ?

Certaines distilleries te disent oui tout de suite, d’autres sont moins faciles à convaincre. Alors quand tu leur expliques que tu vas faire vieillir leur rhum dans des fûts un peu originaux et qu’ensuite tu comptes l’assembler avec des jus d’autres maisons… Dans son interview du numéro 24, Grégory Vernant parlait de quelqu’un qui lui avait proposé d’assembler son Neisson avec du Bielle, c’était moi ! Il m’a pris pour un extraterrestre.

Étant donné sa philosophie du terroir, je comprends très bien sa réaction. Alors que de mon point de vue c’était très sensé. Pour moi, ce qui compte avant tout c’est le goût, et c’est pour ça qu’on sort des assemblages audacieux.

On peut assembler un rhum agricole blanc et Hampden 39 ans du moment que ça rend ces deux rhums meilleurs ensembles : avec une palette aromatique plus large, une concentration plus intense, plus de longueur… mais je n’en veux absolument pas à Grégory il a une philosophie et des convictions et il a raison de les défendre, et tu sais on n’arrive pas au niveau de Grégory sans une certaine force de caractère. C’est une qualité que j’apprécie chez lui.

Il y a de plus en plus d’embouteilleurs indépendants sur le marché, qu’en penses-tu ?

C’est bien que les gens passionnés et qui ont envie de se lancer le fassent. Mais il y a aussi ceux qui se lancent là-dedans simplement parce qu’ils pensent que c’est facile et qu’il y a du business à faire. C’est simple, ils se fournissent chez Main Rum Company à Liverpool après réception d’un listing et le tour est joué.

Pourquoi pas, nous on est allé sur place alors que d’habitude ils envoient juste des échantillons. Ils ont des choses incroyables dans leurs chais et il s’agit d’un très bon partenaire, mais c’est dommage de se limiter à leur sélection. Surtout qu’il y a de plus en plus de monde qui sort exclusivement des barriques venant de chez eux.

Un embouteilleur indépendant passionné se doit de se déplacer, de voyager et d’aller chercher les pépites, d’échanger avec les différents maîtres de chai. Il n’y a qu’avec la passion et le partage qu’on s’enrichit vraiment.

A propos d’enrichissement, que penses-tu de l’explosion des prix du rhum ?

L’ensemble des vieux Caroni, de vieux Trinidad, des vieux Guyanais et des vieux Jamaïcains que nous avions sortis en prix public à 400/450 euros dans notre gamme Exception, ont pris 300% à l’achat en 6 mois. Donc si je devais ressortir les mêmes jus aujourd’hui, ils seraient tous à plus de 1000 euros en prix public !

Et si nous ne les achetons pas, d’autres vont le faire. Main Rum va peut-être perdre des clients en Europe, mais ils trouveront acquéreur sur d’autres marchés. Et quand on va se fournir en direct auprès des distilleries, on est de plus en plus confrontés à la hausse des prix. Elles commencent à suivre le mouvement…

En fait, le problème de la hausse des prix est général. Les jus entre 8 et 15 ans, ont tous pris 30% en 6 mois… On ne pourra bientôt plus suivre, et les Européens risquent d’être mis sur la touche. Ça ne me dérange pas de payer une barrique cher si elle en vaut la peine, mais à la condition de rester en phase avec le marché , là le problème c’est que c’est indécent.

Avec mon frère nous avons décidé de changer de fusil d’épaule, de rester très majoritairement sur des jus de qualité âgés de 12 à 18 ans qui sont pour certains exceptionnels, mais où les prix même s’ils augmentent permettent des prix de sortie qui permettront à nos clients de s’ouvrir les bouteilles et de les déguster en prenant énormément de plaisir. Les fûts rares et exceptionnels de par leurs noms et pas forcément de par la qualité, vont attendre.

Famille Ricci
Morgan Ricci sélectionne un fût

Ça nous amène aux critiques récurrentes sur tes prix de vente…

On a souvent entendu que Famille Ricci c’est cher. Non. On achète des jus de qualité au prix du marché. Les pépites sont de moins en moins accessibles, et quand on prend le risque financier de les acheter et de les sortir, on se fait taper dessus parce qu’on est trop chers.

Des gens m’ont dit que j’étais un escroc parce que le Hampden de 39 ans était à plus de 1000 euros. Mais je l’avais payé 700 euros le litre ! et c’était en phase avec les prix du marché comme notre Bielle 19 ans par exemple. Il ne faut pas tout confondre !

On pourrait dire qu’on n’est pas chers si on sortait un Caroni 1998 à 800 ou 900 euros alors que le prix actuel du marché est encore à 600 euros, mais ça ce n’est pas le cas si vous regardez nos sorties et les prix du marché on est dans le Game mais pas plus chers. Il ne faut pas oublier non plus que la majorité de nos cuvées sont en dessous de 65 euros.

Famille Ricci est-elle touchée par la spéculation ?

On n’est pas forcément une marque à spéculation en tout cas moins que certaines autres maisons sûrement parce qu’on est catalogué comme des éleveurs /assembleurs fous parce que nous avons une philosophie qui on fait bouger un peu les codes traditionnels et non comme des sélectionneurs vu que nos sélections sont moins mis en en évidence du fait qu’on aime les retravailler, mais on a tendance du coup à oublier que la base de notre travail est la sélection et qu’elle est primordiale , de plus on remarque que beaucoup de nos bouteilles sont ouvertes et bues.

Cela dit ce qui m’agace le plus ce n’est pas forcément la spéculation même si c’est la première responsable de l’augmentation aussi démesurée des tarifs ! Ce qui me dérange c’est plus l’effet mouton qui est de plus en plus présent. Il suffit que deux personnes avec un auditoire assez large, disent du bien ou du mal d’une cuvée pour qu’elle soit cataloguée par une majorité que personne ou presque a goûté au jus.

Ouvrez les bouteilles, allez goûter sur les salons ou masters class et faites-vous votre propre idée, on a tous des palais différents, et le seul qui a raison c’est le vôtre !

Est-ce qu’au final une partie de la solution n’est pas de produire ton propre rhum de A à Z ?

Oui, d’ailleurs depuis 2 ans nous travaillons sur un projet de distillerie à Mougins. Il y aura une distillerie, un musée, un bar de dégustation, des ateliers de microdistillation, un jardin aromatique, un verger, une école de spiritueux. Côté distillation il y aura un double pot still jamaïcain et peut-être un hybride. On veut faire du gin, des eaux-de-vie de fruits, et sortir un whisky très high ester fait dans le double retors jamaïcain. Mais on y fera principalement du rhum avec notre identité, des jus avec une aromatique complexe où il se passe des choses.

Le plus important c’est les émotions pour cela il faut des jus qui évoluent dans le verre et qui ont un éventail et des strates aromatiques assez larges.

Donc tu vas acheter de la mélasse ?

Oui une mélasse de qualité en privilégiant des circuits courts, mais nous regardons aussi de près ce qu’ont fait Guillaume Ferroni et Kévin Toussaint, avec leurs plantations de cannes à sucre à Hyères.

J’ai une réelle envie de faire partie du projet. Déjà parce qu’il est entre les mains de personnes motivées, passionnées et compétentes, ensuite j’ai une véritable affection pour la maison Ferroni et les gens qui y travaillent.

Famille Ricci
Dessin de la future distillerie Ricci à Mougins

Qu’est-ce qui va se passer en 2023 chez Famille Ricci ?

On va lancer une gamme de blancs à 55% qui s’appellera Divergences. Les rhums seront des assemblages de deux provenances : Hampden H+grogue, Port Mourant blanc+grogue.
Hamden H + Port Mourant. On va sortir la cuvée 7e Symphonie en brut de fût. C’est une bombe atomique ! Sans oublier la gamme Zodiaque.

Il y a 12 cuvées, une par signe astrologique. Les rhums correspondent aux grands traits des signes du zodiaque. Par exemple dans le Bélier, il y a un peu Jamaïcain parce qu’il faut qu’il y ait du caractère. Ce sera qualitatif, mais abordable, autour de 90-140 euros max.

Ça va déménager ! Autre chose ?

Oui, nous travaillons sur une gamme de spiritueux français, cognac, armagnac, calvados…
Mes premiers amours c’est le cognac, donc il y aura trois cuvées dès cette année. Et il faut aussi que je te parle de notre rhum vieilli dans une grotte !

Un rhum vieilli dans une grotte ? Qu’est-ce que ça donne ?

Il s’agit d’un assemblage Bielle-Montebello en blanc, brut de colonne. Nous avons mis en vieillissement dans 6 barriques identiques, 3 dans nos chais, 3 dans une grotte près de chez nous à 70m de profondeur. Et on va sortir un coffret avec le témoin en blanc avant vieillissement, celui en vieillissement chez nous et le vieillissement en grotte.

Concernant les résultats au bout d’un an, on voit bien qu’un spiritueux qui vieillit à une température constante de 15°, dans une atmosphère très humide (95%), est plus vieilli que celui qui a reposé chez nous avec une perte de 6 à 8%. La couleur est plus foncée et les caractéristiques du vieillissement plus prononcées. On en conclut que le facteur primordial dans le vieillissement, ce n’est pas la chaleur ni les variations de température, mais l’humidité. J’en veux pour preuve qu’on a enfûté à 78,6% les deux rhums.

Chez nous c’est passé à 76% et dans la grotte à 67%. Soit une réduction de 10% par dilution. L’humidité pénètre le bois et vient dissoudre des éléments qui arrivent dans le jus. Finalement les barriques débordent !

Et quand sortira cette pépite ?

C’est prévu pour la fête des Pères, mais ne t’inquiète pas nous mettons toute nos actualités sur notre site internet et nos réseaux sociaux ainsi que sur le groupe Facebook Famille Ricci La Meute comme ça aucune chance de les louper !