La saga de la valorisation du patrimoine rhumier et sucrier dans l’outre-mer – Partie 1

Depuis des décennies des familles, des propriétaires, les pouvoirs publics parfois, se sont échinés à valoriser des sites sucriers et rhumiers dans les DROM. Les musées du rhum de Saint James (Marti- nique), Reimonenq (Guadeloupe) et Bielle (Marie-Galante) ouverts dans les années 1980 et 1990, témoignent de la volonté ancienne de producteurs de rhum de mettre en avant ce patrimoine.

En 2005, l’Habitation Clément (Martinique), puis en 2008, la Saga du rhum à la Réunion complètent l’œuvre muséographique d’outre-mer. Si l’actuel mouvement général en faveur du patrimoine a pour moteur le tourisme, nous verrons que cela charrie également d’autres aspects tout aussi importants.

Michel Fayad, responsable du Musée Saint-James et de l’Habitation Lassalle en Martinique, s’exprime ainsi sur la situation du patrimoine dans les années 1980 : «À cette époque, le rhum, les habitations, les usines, les voies ferrées, et tout ce patrimoine étaient voués à une mort certaine. Et il ne s’est trouvé personne pour défendre une culture et un produit, issus d’une période chaotique, celle de la traite négrière et de l’esclavage. De par son histoire, sa mémoire, et sa consommation, le rhum en Martinique, jusqu’aux années 80, s’est résumé à un alcool de détresse, voire de déchéance. ».

Pourtant, Saint James ouvre un petit musée dans l’ancienne Maison coloniale qui servait alors de buvette aux ouvriers. Des curieux et touristes y entrent, échangent avec les gens du métier et à travers ce regard extérieur, l’image de cet univers évolue lentement. En 1996, l’obtention de l’AOC pour les rhums de Martinique confirme le changement de perception.

Michel Fayad
Michel Fayad

LE TEMPS DES PIONNIERS

En Guadeloupe, c’est la distillerie Reimonenq qui porte le projet. Après des années 1970 et 1980 difficiles, la distillerie se redresse et le rhum gagne en reconnaissance. En 1988, Léopold Reimonenq prend la décision de construire un musée du Rhum, qui ouvre en 1990.

Un espace de vente est aménagé à cette occasion, et aide à tourner la page des années noires. «Il y a plusieurs distilleries en Guadeloupe, mais il y a un seul musée. Les touristes venaient là, mais on n’avait que la distillerie, alors j’ai pensé à faire un endroit pour leur montrer l’ histoire du rhum et de la canne », déclare Léopold Reimonenq.

Le musée évolue peu à peu vers un cabinet des curiosités avec l’installation de la galerie des papillons et des insectes, de maquettes de grands voiliers, et plus récemment avec de nouvelles collections comme les sables du monde et les poupées de porcelaine.

À Marie-Galante, l’attachement du propriétaire de la distillerie Bielle, Dominique Thiery, au patrimoine l’amène à intégrer une ancienne sucrotte du XVIIIe siècle au bâtiment de la distillerie. Ces pièces d’archéologie industrielle qui regroupent un ensemble de quatre cuves côtoient les colonnes modernes. Mais l’acte patrimonial le plus important de la distillerie réside dans le musée.

À la fin des années 1990, Dominique Thiery modernise Bielle. Il est hors de question d’évacuer ce patrimoine. Profitant d’une aide de la région, il décide de muséifier ce patrimoine parfois présent sur le site depuis des époques reculées.

N’oubliant jamais que la Guadeloupe vit autant de l’exportation de produits agricoles que du tourisme, il donne ainsi au visiteur l’accès à la distillerie en fonctionnement, mais aussi aux anciennes machines qui donnent un cachet particulier à l’ensemble.

L’idée patrimoniale s’est aussi exprimée à travers la colonne Savalle actuelle, qui est une reconstruction à l’identique de l’ancien modèle en cuivre de 1935. Grâce au plan qu’il possède encore, Dominique Thiery s’est évertué à faire venir des feuilles de cuivre que ses ouvriers ont travaillé pour la rebâtir.

La politique patrimoniale sucrière et rhumière de l’outre-mer français est essentiellement portée par le secteur privé. Cela permet de donner une valeur marchande à ce patrimoine qui fait partie intégrante de l’industrie rhumière.

Les distilleries présentent ainsi une histoire complète allant de la fabrication à la vente du rhum en passant par l’histoire. Le secteur public de son côté entretient et valorise le patrimoine principalement dans un but historique et pédagogique que ce soit par exemple à travers le domaine de la Pagerie à la Martinique, l’Habitation Murat ou
l’usine de Beauport à la Guadeloupe, ou Stella Matutina à La Réunion.

Musée à ciel ouvert chez Bielle à Marie-Galante
Musée à ciel ouvert chez Bielle à Marie-Galante

Cet état de fait a pour avantage d’avoir dans les distilleries en fonctionnement, un patrimoine financé et bien entretenu, mais pour inconvénient de laisser à l’abandon tout un patrimoine inexploité d’anciennes distilleries situées sur des propriétés privées.

LA MISE EN TOURISME

Les pionniers menaient déjà une politique de spiritourisme sans que cette notion soit répandue. Auparavant, on parlait d’un patrimoine rural et agricole. Pourtant, peu de producteurs ou propriétaires de marques se considèrent comme agriculteurs.

Le mot « spiritourisme » est pratique à plusieurs titres. D’abord il simplifie la narration patrimoniale en la concentrant sur le produit « rhum ». Ensuite, il donne un objectif à cette valorisation à savoir le développement du tourisme, ressource fondamentale de l’outre-mer français. Enfin il permet d’intégrer bien plus d’acteurs que les agriculteurs seuls, dans le mouvement de valorisation du patrimoine.

En Martinique, Clément lance en 2003 la restauration de l’Habitation éponyme, qui ouvre au public. L’ancienne distillerie est transformée en 2005 en musée où le visiteur peut voir d’imposantes pièces industrielles et comprendre la fabrication du rhum.

Parallèlement, la Fondation Clément mène une politique de mécénat en faveur du patrimoine martiniquais et se consacre à la promotion de l’art contemporain.
Sur l’île Papillon, le Comité du Tourisme des îles de Guadeloupe (CTIG), à travers Manuela Nirhou-Berville, chargée de mission « valorisation et promotion de la culture et du patrimoine », fait rayonner les différents patrimoines matériels et immatériels du territoire.

Case créole réhabilitée chez Bologne - Guadeloupe
Case créole réhabilitée chez Bologne – Guadeloupe

Le CTIG n’intervient pas directement sur le patrimoine, mais s’occupe de valorisation, de promotion, de communication, et accompagne les différents acteurs du rhum dans le développement de programmes d’accueil des touristes.

Le CTIG organise ses propres événements comme le «Art and Rhum » qui a consisté à faire visiter Pointe-à-Pitre à travers les spots de street art, en partenariat avec des distilleries. Pour Manuela Nirhou Berville : «On se rend compte que notre territoire à tous les outils pour se positionner comme une terre de tourisme patrimonial et mémoriel.On a un patrimoine suffisamment fort pour pouvoir positionner notre territoire, comme une destination de tourisme culturel, qui englobe le spiritourisme. »

Michel Fayad du Musée Saint James, en Martinique, tient un discours comparable : « la standardisation mondiale des modes de vie et de consommation développera inéluctablement chez le voyageur de demain, une recherche d’authenticité. Par conséquent l’ensemble du patrimoine matériel et immatériel, sera à coup sûr, le vecteur du tourisme de demain».

Moulin à sucre à l'Habitation Lasalle
Moulin à sucre à l’Habitation Lasalle

À LA RÉUNION AUSSI

À La Réunion, la famille Isautier a très bien compris les enjeux du spiritourisme. Lorsqu’en 2008, en partenariat avec Savanna et Rivière du Mât, Isautier ouvre la Saga du Rhum, celle-ci est clairement destinée à accueillir les touristes et les croisiéristes.

La pièce maîtresse du lieu est le moulin présenté comme «un véritable patchwork industriel constitué d’appareils fabriqués à des époques différentes». Ce moulin illustre le génie des Réunionnais qui ont dû «trouver des solutions techniques pragmatiques pour pouvoir développer leur industrie» dans un contexte d’éloignement de la métropole. Par ailleurs, la Saga du rhum s’inscrit dans une démarche de collecte, de conservation et de diffusion de sources historiques.

Rivière du Mât - cheminée de la sucrerie de Beaufond
Rivière du Mât – Cheminée de la sucrerie de Beaufond

Un service dédié à la recherche travaille avec les différents pôles de valorisa- tion du patrimoine à la Réunion, les historiens et les chercheurs. Il s’agit ici d’une démarche fondamentale dans le cheminement de la connaissance.

Chez Rivière du Mât, la mise en tourisme du site a inclus la restauration de la cheminée de l’ancienne sucrerie de Beaufonds, à laquelle était rattachée la distillerie. Financée en partie par la Région et la Fondation d’Entreprise La Martiniquaise, elle est un point important du circuit touristique du site.

Ainsi les touristes visitent l’atelier de fermentation, de distillation, la chaufferie, les ateliers de méthanisation, le site de production d’électricité, et terminent par la cheminée de la sucrerie, classée, qui revêt une grande importance dans la mémoire collective des Réunionnais. Le spiritourisme qu’il soit local, national ou international, c’est-à- dire cette volonté profonde d’exposer son histoire, son savoir-faire, est aujourd’hui le plus puissant levier pour protéger et valoriser le patrimoine sucrier et rhumier.

Il accompagne et alimente la fierté des populations et génère une conscience culturelle qui renforce la spécificité des territoires d’outre-mer.

Mais le patrimoine, derrière l’enjeu évident du tourisme et des recettes qui l’accompagnent, il y a d’autres enjeux plus feutrés, qui seront développés dans le prochain numéro de Rumporter, patience !


Remerciements :
Dominique Thiery, Jérôme Thiery, Anne Céline Thiery, Distillerie Bielle / Cyril Isautier, Nathalie Hoarau, Yann Auberval, Distillerie Isautier / Teddy Boyer, Distillerie Rivière du Mât / Maëva Mécorvin-Flandrina, Distillerie Bologne / Michel Fayad, Séverin Bayle, La Martiniquaise – Saint-James / Manuela Nirhou Berville, Comité du Tourisme des îles de Guadeloupe / Nathalie Cazelles, archéologue en Guyane / Joris Galli, Gaëlle Bellemare, Distillerie Papa Rouyo / Delphine Termosiris, Distillerie Reimonenq / Franck Dormoy, Distillerie La Favorite / Paul Timon, Distillerie Montebello.