[Homo Saccharum] Dominique Honoré, bâtisseur de distilleries et gardien des savoir-faire

Peu d’amateurs le savent, mais une bonne partie des rhums qu’ils aiment déguster ont été réalisés grâce à Dominique Honoré et à son savoir-faire en matière d’installation de distilleries. Située dans les Vosges, Honoré SAS s’est en effet imposée comme le leader mondial dans la construction de distilleries pour les spiritueux, en particulier le rhum. Cette légende de la distillation a également lancé sa marque de spiritueux, les Chais Saint Eloi qui nous réserve à coup sûr quelques pépites dans les années à venir.

Dominique Honoré
Dominique Honoré

Votre nom est associé à la distillation dans le monde entier. Comment présenteriez-vous votre parcours en quelques dates clés ?

Mon parcours, je le décrirais comme celui d’un artisan devenu bâtisseur. Né en 1956, je me suis rapidement orienté vers les métiers techniques. En 1976, à tout juste 20 ans, j’ai débuté dans une grande entreprise spécialisée en tuyauterie industrielle.

À l’époque, l’inox était une matière nouvelle, demandant minutie et précision. Mon premier défi a été de développer l’activité agroalimentaire de cette entreprise, avec pour mission de recruter et former des équipes capables de travailler l’inox dans les laiteries et les fromageries.

En 1982, fort de ces expériences, j’ai fondé Honoré SAS. Deux ans plus tard, un projet dans une sucrerie de betterave à Arcis-sur-Aube a transformé mon entreprise. Nous avons construit des installations pour valoriser la mélasse en alcool, et c’est là que j’ai rencontré Pierre-Olivier Cogat, une figure majeure dans le domaine de la distillation.

À partir de cette collaboration, nous avons travaillé sur des projets de plus en plus ambitieux, notamment en Guadeloupe, à la Réunion, et dans de nombreuses sucreries européennes. Aujourd’hui, Honoré SAS est le leader mondial dans la construction de distilleries pour le rhum et bien d’autres spiritueux.

Distillerie Savanna
Distillerie Savanna

Justement, que retenez-vous de votre collaboration avec Pierre-Olivier Cogat ?

Pierre-Olivier a été un maître. Cet ingénieur hors pair, formé à l’INA P-G, a dirigé l’Union Nationale des Groupements de Distilleries d’Alcool (UNGDA), un laboratoire et un bureau d’études d’une immense expertise. Je l’ai rencontré en 1984, et notre première collaboration concernait la distillation de mélasse de betterave en alcool pharmaceutique.

À l’époque, mon entreprise avait des compétences en tuyauterie et chaudronnerie, mais très peu en distillation. Cogat m’a ouvert les portes de ce monde complexe en me transmettant des bases scientifiques solides et en m’accompagnant dans la mise en œuvre de processus pointus.

Par exemple, c’est grâce à lui que nous avons intégré les premières innovations dans les colonnes de distillation. Il m’a appris à comprendre non seulement la mécanique des installations, mais aussi leur impact sur la chimie des produits.

Ce partenariat a marqué une étape décisive dans la spécialisation de mon entreprise, nous propulsant rapidement dans des projets internationaux. Je me rappelle encore son exigence et son souci du détail : il disait toujours que chaque vis mal fixée pouvait compromettre une récolte entière. C’est ce type de rigueur que j’essaie de transmettre aujourd’hui.

distillation en inox
Dominique Honoré est un grand défenseur des appareils de distillation en inox.

Parmi tous vos projets, quels sont les plus emblématiques ?

Chaque projet a son histoire et ses défis uniques. La distillerie Savanna, par exemple, a été un moment fondateur. En 1991, son propriétaire, Jacques de Chateauvieux, nous a sollicités pour transférer la distillerie de Bois de Nèfles à Saint-André, à côté de la sucrerie de Bois-Rouge.

Nous avons non seulement déplacé les installations, mais doublé leur capacité, tout en modernisant l’ensemble. Plus récemment, en 2023, nous avons remplacé leur vieille colonne en cuivre par une colonne en inox- cuivre hybride, une première dans l’océan Indien.

Ce projet a transformé leurs produits, améliorant à la fois la performance énergétique et la qualité organoleptique. À Cuba, nous avons eu l’honneur de travailler sur des projets pour plusieurs acteurs majeurs dans lesquels sont impliqués des Français. Dans ces contextes, le cuivre a une forte valeur symbolique et traditionnelle, mais il fallait répondre à des défis contemporains.

Par exemple, les condenseurs de la distillerie étaient en cuivre pur, mais l’usure due à la corrosion nécessitait un remplacement fréquent. Nous avons introduit des condenseurs en inox renforcé de copeaux de cuivre, une solution qui maintient les réactions catalytiques nécessaires tout en réduisant les coûts d’entretien.

Vous êtes un défenseur convaincu de l’inox. Pourquoi ce matériau est-il si central dans vos projets ?

L’inox représente une révolution silencieuse dans le monde de la distillation. Dans les années 1980, les installations étaient majoritairement en cuivre ou en fonte. Si ces matériaux ont des qualités indéniables, notamment dans leurs interactions chimiques avec les spiritueux, ils ont aussi leurs limites, surtout face à la corrosion. L’inox, avec sa résistance naturelle et sa longévité, a changé la donne. Prenez par exemple la distillerie Bologne en Guadeloupe.

Leurs colonnes en cuivre, bien que performantes à l’origine, demandaient un entretien coûteux et régulier. Nous avons proposé un remplacement par des colonnes en inox 316 L, un alliage enrichi en molybdène, adapté à l’environnement corrosif des tropiques. Ce changement a non seulement allongé la durée de vie des installations, mais a aussi permis des économies substantielles en maintenance, tout en conservant les interactions chimiques grâce à des insertions de copeaux de cuivre.

Distillerie Papa Rouyo en Guadeloupe.
Distillerie Papa Rouyo en Guadeloupe.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la distillation sous vide ?

C’est l’une des avancées les plus excitantes de ces dernières années. Nous l’avons initialement expérimentée pour des distilleries au Sri Lanka, dans un objectif d’économie d’énergie. Le principe est simple : en abaissant la pression à l’intérieur de l’alambic, on réduit le point d’ébullition des liquides.

Cela permet de travailler à des températures plus basses, préservant ainsi des arômes délicats qui seraient détruits à haute température. Un bon exemple est le projet Ninkasi en France. Nous y avons installé deux alambics capables de fonctionner sous vide ou à pression atmosphérique.

Le résultat? Des whiskies avec des profils aromatiques totalement nouveaux, riches en notes florales et fruitées. Ces installations consomment également 20 % d’énergie en moins qu’un système classique, un avantage non négligeable dans un contexte de hausse des coûts énergétiques.

Vous êtes également engagé dans la préservation des savoir-faire artisanaux. Pourquoi est-ce une priorité pour vous ?

L’artisanat est l’âme de notre industrie. Un alambic n’est pas qu’un outil, c’est une œuvre d’art, fruit d’un travail minutieux et souvent manuel. Pourtant, ces métiers sont en danger.

Les chaudronniers, soudeurs et tuyauteurs expérimentés se font rares, et le renouvellement est difficile. Depuis 1982, nous avons racheté six chaudronneries pour préserver ces savoir- faire.

Cela nous permet non seulement de former une nouvelle génération d’artisans, mais aussi de garantir une qualité irréprochable dans nos projets. Je me souviens d’un petit alambic que nous avons fabriqué pour des essais à la distillerie Ninkasi.

Sa réalisation a nécessité plus de 200 heures de travail manuel, chaque pièce étant ajustée avec une précision millimétrique. Les compagnons qui l’ont fabriqué m’ont dit que c’était l’une des œuvres les plus complexes de leur carrière, et ce type de savoir-faire ne peut être remplacé par des machines.

Distillerie de Saint-Pierre et Miquelon.
Distillerie de Saint-Pierre et Miquelon.

En tant que bâtisseur, quelle est votre vision de l’avenir de la distillation ?

L’avenir sera marqué par deux tendances majeures : l’efficacité énergétique et la personnalisation des profils aromatiques. Les technologies comme la distillation sous vide ou les alambics hybrides inox-cuivre joueront un rôle central.

Mais au-delà de la technique, je crois que le futur réside dans l’alliance entre tradition et innovation. Nous devons respecter les héritages culturels tout en répondant aux enjeux environnementaux et économiques actuels. Je vois aussi un avenir collaboratif. Notre modèle chez Honoré SAS repose sur des partenariats solides avec les distillateurs.

En achetant leurs distillats pour les vieillir sous notre marque Saint Éloi, nous leur offrons une nouvelle source de revenus tout en valorisant notre expertise technique. C’est une approche gagnant-gagnant que je souhaite développer dans les années à venir.

Vous avez mentionné vos chais Saint Éloi. Pourquoi avoir décidé de créer votre propre marque de spiritueux ?

L’idée est née en 2018. Après des décennies à construire des distilleries et à travailler pour des marques prestigieuses, j’ai voulu explorer une autre facette de cet univers : la création. Les Chais Saint Éloi sont une manière de valoriser nos compétences techniques tout en donnant une nouvelle vie aux spiritueux produits par nos clients et partenaires.

Ce modèle est unique : nous achetons des distillats en sortie d’alambic ou de colonne, puis nous les élevons dans nos chais avec des méthodes innovantes pour leur offrir une signature unique.

Distillerie Ninkasi dans le Rhône.
Distillerie Ninkasi dans le Rhône.

Comment sont structurés vos chais ?

Nos chais sont situés dans les Vosges, à proximité de nos ateliers de chaudronnerie. Cela nous permet de travailler directement sur les fûts et les installations nécessaires à l’élevage. Aujourd’hui, nous avons environ 8 500 fûts en vieillissement, ce qui représente plus de 2 millions de litres d’alcool.

Nous avons aussi investi dans des équipements de pointe pour garantir une parfaite maîtrise des conditions de vieillissement, que ce soit la température, l’hygrométrie ou encore la gestion des échanges entre le bois et les spiritueux.

Les Chais saint Eloi 88
Avec plus de 8500 fûts en vieillissement contenant du rhum de toutes origines, les Chais Saint Eloi sont en train de devenir un acteur incontournable du rhum dans l’Hexagone et dans le monde.

Quels types de spiritueux y vieillissez-vous ?

Nous travaillons principalement avec du rhum, mais pas uniquement. Nous avons des eaux-de-vie de vin, des whiskies, et même des expérimentations sur des spiritueux plus rares. Par exemple, nous achetons des rhums issus de différentes origines : Guadeloupe, Martinique, Réunion, Cuba, et d’autres encore. Chaque lot est soigneusement sélectionné pour son potentiel aromatique, puis élevé dans des conditions spécifiques en fonction de son profil.

Chai saint eloi

Vous avez évoqué des méthodes de vieillissement innovantes. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Nous utilisons une combinaison de techniques traditionnelles et modernes. Le bois reste central : chêne français, américain, et d’autres essences pour apporter des nuances aromatiques variées. Mais nous expérimentons aussi des techniques moins conventionnelles, comme le vieillissement en amphores, que nous appelons « Amphorhum ». Ces contenants offrent une oxygénation douce et contrôlée, idéale pour révéler certains arômes tout en préservant une grande pureté.

Les Amphorhum semblent intrigants. Quels avantages offrent-ils par rapport aux fûts ?

Les amphores permettent une micro-oxygénation différente de celle des fûts. Contrairement au bois, elles ne libèrent pas de tanins ou d’arômes spécifiques, ce qui permet de travailler sur la pureté du spiritueux et de révéler des profils plus nets. C’est une méthode qui fonctionne particulièrement bien pour des rhums jeunes ou pour des finitions sur des rhums plus âgés. Par exemple, nous avons récemment terminé un rhum cubain de 6 ans en amphore, et le résultat est spectaculaire : une texture soyeuse et une intensité aromatique rarement atteintes.

Amphorum chai saint eloi
Les fameuses Amphorum, vues de dessus.

Quelle est votre approche pour les assemblages et embouteillages ?

Nous avons une approche très artisanale et minutieuse. Chaque lot est dégusté plusieurs fois avant d’être assemblé. Nous cherchons à raconter une histoire à travers nos produits. Par exemple, nos rhums Saint Éloi se déclinent en plusieurs gammes, allant des jeunes rhums de 3-4 ans à des expressions plus âgées, de 6 ans et plus. Pour l’embouteillage, nous utilisons des techniques modernes, mais toujours avec un œil sur la qualité. Tout est fait en petites séries pour garantir une traçabilité parfaite.

Travaillez-vous aussi sur des éditions limitées ou des expérimentations ?

Oui, absolument. Nous aimons sortir des sentiers battus. En plus des Amphorhum, nous explorons d’autres types de contenants et de finitions. Par exemple, nous avons récemment travaillé sur des finitions en fûts ayant contenu du vin de paille ou même du calvados. Ces expériences permettent d’élargir les horizons aromatiques tout en proposant des produits uniques à nos clients.

Comment intégrez-vous les préoccupations environnementales dans vos chais ?

La durabilité est un aspect central de notre démarche. Nous optimisons nos ressources, que ce soit dans la gestion des fûts ou dans l’utilisation des matériaux. Nous utilisons des fûts déjà utilisés dans d’autres filières pour donner une seconde vie au bois. Nos amphores sont fabriquées à partir de matériaux locaux, et nous réfléchissons à réduire encore davantage notre empreinte carbone, notamment dans la logistique.

gamme de rhum Chai Saint Eloi 88

Quelle est la réaction des amateurs et des professionnels face à vos produits ?

Les retours sont très positifs, notamment sur nos expérimentations comme les Amphorhum. Les professionnels apprécient notre approche technique et notre capacité à innover sans perdre de vue la qualité. Quant aux amateurs, ils sont séduits par la diversité de nos gammes et par les profils aromatiques distincts que nous proposons.

Quels sont vos prochains projets pour les Chais Saint Éloi ?

Nous avons plusieurs projets en cours. Nous souhaitons développer davantage nos gammes en travaillant sur des rhums d’origines encore plus variées. Nous envisageons aussi d’introduire des spiritueux moins traditionnels dans notre offre, comme des brandies ou des eaux-de-vie innovantes. Enfin, nous réfléchissons à élargir l’utilisation des amphores à d’autres étapes de production, pas seulement le vieillissement final, pour voir jusqu’où cette technique peut nous emmener.

Pour conclure, que représente Saint Éloi pour vous ?

Saint Éloi, c’est le prolongement naturel de tout ce que j’ai appris en 48 ans de carrière. C’est un lieu où technique, tradition et innovation se rencontrent pour créer des produits uniques. Plus qu’une marque, c’est une vision. Chaque bouteille est le fruit d’un travail collectif, où chaque détail compte. C’est ce qui me motive chaque jour : offrir aux amateurs et professionnels des spiritueux qui racontent une histoire, tout en repoussant les limites de ce qui est possible.