Le régime du contingentement (qui permet aux DOM d’envoyer des quantités données de rhum en métropole à un prix fiscalement avantageux) a 100 ans. Retour sur les 20 premières années de cette mesure, qui a permis d’organiser la filière rhum et d’engager un dialogue (finalement) constructif entre les producteurs et l’État.
Depuis un siècle maintenant, le marché français du rhum est régenté par le régime du « contingentement », c’est-à-dire par la limitation de l’importation d’une certaine quantité de rhum bénéficiant d’un accès au marché à des conditions fiscales avantageuses. Ce régime voté en catimini le 31 décembre 1922 illustre le rapport ambigu qu’entretient l’État avec les producteurs de rhums. Le positionnement de l’État sur le marché du rhum relevait alors d’un interventionnisme brutal, et il fallut deux décennies pour que les producteurs parviennent à faire valoir leur point de vue en s’organisant au niveau national.
Au commencement était la Guerre
Il faut remonter à la Guerre de 1914 pour comprendre le marché du rhum en 1922. Les cours du rhum restent stables durant plus d’un an puis montent subitement à partir de la fin de l’année 1915.
En 1916, l’État tente de rééquilibrer globalement le marché des alcools. Par différentes lois, il s’octroie le monopole des alcools dit d’industrie (alcools de betterave, de pomme de terre… etc.) pour alimenter le front, les hôpitaux et fabriquer de la poudre, et s’autorise la réquisition sur les alcools de bouche (distillats de vin, de cidres, de marcs, de fruits… etc.) dont le rhum, mais laisse ce marché libre.
Puis il interdit les importations d’alcool étranger pour lutter contre le déficit commercial du pays. Dans le cas des alcools de bouche qui pouvaient si nécessaire être rectifiés, l’État rétrocède au fur et à mesure les surplus.
Cela n’empêche pas le prix du rhum d’augmenter au point que les colonies décident d’importer de la mélasse étrangère à distiller afin de combler le vide laissé par les alcools étrangers sur le marché métropolitain. Le rhum colonial prend plus de place sur le marché au grand dam de l’État qui interdit donc l’importation de mélasse étrangère dans les colonies en 1917, puis en Guyane en 1919.
Ces différentes mesures, qui peuvent apparaître à première vue contradictoires, visent toujours à respecter l’équilibre entre les besoins du pays et les équilibres commerciaux. Mais en 1918, la guerre sous-marine en Europe provoque une sévère chute des importations de rhum. À la fin de cette même année, la grippe espagnole entraîne une réquisition excessive des rhums pour lutter contre ce virus. Les cours s’envolent en quelques mois de 400 francs l’hectolitre, à 650 francs, puis 1200 francs.
Une bataille dans l’après-guerre
L’envolée des prix du rhum ne dure qu’un temps. En 1919, deux phénomènes font basculer la situation. Le premier est la reprise normale des échanges maritimes entre les colonies et la métropole. Les difficultés de transport avaient généré un accroissement des stocks qui se déversent massivement sur le marché au retour de la paix. Le second est la remise rapide sur le marché des excédents réquisitionnés par l’armée quelque temps avant l’armistice du 11 novembre. Les prix s’effondrent rapidement pour atteindre 200 francs l’hectolitre en 1921. Le rhum séduit la population par son goût et son prix. Les marques mettent en avant le rhum pour lutter contre la grippe espagnole.
Les eaux-de-vie métropolitaines se trouvent concurrencées sur deux aspects. Le premier est évidemment le marché de bouche, le second, celui de la rectification. Ce second marché permet de créer de l’alcool neutre utilisé dans l’industrie. Face à la chute des cours du rhum, les industriels souhaitant de l’alcool rectifié achètent du rhum à très bas prix pour le rectifier, au détriment des alcools métropolitains.
Les producteurs d’eau-de-vie tentent en vain de faire interdire la rectification des rhums. En 1922, le rhum a évincé quasi totalement les eaux-de-vie de métropole du marché de la rectification. Ils essayent par la suite de limiter le degré des rhums importés pour rendre plus chère une rectification. Là aussi, en vain. Il ne reste plus qu’une solution : limiter les importations.
Bonne année 1923 !
Lors du débat sur la loi de finances qui se tient en décembre 1922, des députés insèrent un article taxant fortement l’importation des rhums coloniaux sauf pour une quantité, un contingent, qui serait libre de droits. Aucun député des colonies n’est présent sauf celui de Guadeloupe, le député Candace. Seul contre tous, il est contraint d’en accepter le principe et tente d’obtenir les conditions les plus avantageuses pour les rhums coloniaux.
Il propose par exemple de fixer un contingent d’environ 230 000 hectolitres contre les 145 000 proposés par les partisans du texte, et espère supprimer le contingentement lorsque les alcools métropolitains auront retrouvé leur place sur le marché. Peine perdue. L’article 9 de la loi de finance du 31 décembre 1922 fixe le contingent à 160 000 hectolitres de rhum titrant à 65 % maximum. Il faut maintenant par décret fixer le contingent par territoire.
De savants calculs
Le chiffre de 160 000 hectolitres est basé sur la production d’avant-guerre, ce qui agace encore plus les territoires rhumiers, vent debout contre la réforme autoritaire. Le 20 février 1923, un décret fixe la répartition des 160 000 hl pour chaque territoire, en se basant cette fois sur la production des territoires durant la guerre, ce qui donne proportionnellement un avantage à la Martinique, plus grand producteur durant cette période.
En voici la répartition : Martinique 80 000 hl, Guadeloupe 60 000 hl, Réunion 18 000 hl, Indochine 1133 hl, Madagascar 630 hl, Indochine 140 hl, Mayotte 92 hl, Établissement d’Océanie 3 hl, Calédonie 2 hl.
Au sein des territoires, il faut séparer les producteurs en deux groupes, d’une part les usines à sucre et d’autre part les distilleries agricoles. Ensuite, on tient compte de la production moyenne des distilleries pour répartir entre chaque producteur.
Très, voire trop rapidement, les cours du rhum se redressent. Le rhum devient sujet de toutes les spéculations. La hausse des prix rassure paradoxalement une partie des producteurs tout comme les importateurs, mais il faut trouver la bonne mesure. En décembre 1923, le contingent est relevé à 185 000 hectolitres, puis à 200 000 hectolitres en 1925 et à 201 165 hl en 1934. Le marché se stabilise et les producteurs se satisfont malgré tout du projet.
La répartition du contingentement au sein des territoires pose néanmoins question. Les producteurs guadeloupéens s’en émeuvent en arguant qu’ils ont la même surface de canne que la Martinique et estiment que la surproduction martiniquaise durant la Guerre était due à l’importation de mélasse étrangère.
Protestations vaines. Au sein des territoires, les années de production retenues pour les usines et les distilleries agricoles, servant de base à la répartition des contingents par unité, à savoir 1912-1920, lèsent les secondes qui pour beaucoup sont nées à la fin voire après la guerre.
Vive la crise ?
Les années 1930 s’ouvrent sur une crise de consommation qui engendre l’application d’une clause du régime de contingentement particulièrement néfaste. Si le contingent n’est pas atteint, le manque à exporter est reporté l’année suivante, ce qui mécaniquement fait augmenter le contingent d’exportation.
Dans un premier temps, les prix pratiqués satisfont les producteurs, mais pas forcément le consommateur qui finit par le trouver trop élevé, et se détourne du rhum. Cette fois, ce sont les producteurs de rhums qui appellent l’État à l’aide, et une alliance entre les producteurs et l’État se noue, cette fois en amont des décisions.
En 1934, un décret retire 40 000 hl du contingentement pour le reporter l’année suivante. Sans effet. En mars 1935, un décret dit d’échelonnement des expéditions, extrêmement compliqué à mettre en œuvre, est pris. Inefficace. Le 21 septembre, une mesure radicale s’impose. En concertation avec les professionnels du secteur, l’État rachète 50 000 hl des rhums contingentés de Martinique et Guadeloupe, à 400 Fr l’hectolitre, pour rééquilibrer le marché. Dans les faits, les conditions sont très souples puisque les producteurs peuvent refuser de produire les quantités concernées s’ils estiment le prix trop bas. Pour financer cet achat, l’État met en place une taxe provisoire de 60 Fr par hectolitre sur la consommation.
Une (vraie) bonne année 1938 !
Les mesures ont un réel succès, mais limité dans le temps. Aussi les producteurs ayant vu le prix remonter demandent à l’État, au vu de ces nouvelles expérimentations d’établir un régime pérenne. Mais les acteurs métropolitains, importateurs et négociants, exposés à la taxe de 60 francs, protestent. Schématiquement, le rapprochement entre l’État et les producteurs de rhum s’opère au détriment des commerçants qui souhaitent un régime plus libéral, bien que chacun se rallie à l’idée de déblocage des contingents par tranche en fonction d’un prix minimal assurant la rentabilité du rhum pour tous les acteurs.
Le mécanisme porté par l’État s’impose finalement avec une réglementation serrée qui repose sur le triptyque échelonnement — financement — assainissement. La loi de finances de décembre 1937 établit ces principes. Chaque tranche devra être débloquée en fonction du prix du marché. La taxe de 60 Fr par hectolitre à l’origine provisoire est inscrite dans la loi et l’État ponctionne les excès de contingent si le prix du rhum chute. Le surplus rapporté par la taxe doit être affecté à la lutte contre la fraude. Enfin, l’État s’engage à la demande des producteurs, à maintenir le régime de contingentement pour une période d’au moins dix ans, signant ainsi un spectaculaire retournement de l’histoire.
Institutionnaliser le marché du rhum
Cette loi de finances entame un tournant qui se confirmera après la guerre. Jusqu’à présent les négociations s’organisaient à tour de rôle avec les différents acteurs. Le 8 mars 1938, un décret met en place la « Commission consultative des rhums ». Ce comité interprofessionnel composé de 51 membres regroupant des présidents de commission parlementaire, des parlementaires, des représentants des colonies, du commerce colonial et intérieur, des importateurs, des consommateurs et des compagnies de navigation, a pour objectif d’orienter la politique du gouvernement en agissant sur la fixation d’un prix minimum, l’échelonnement, l’assainissement du marché, c’est-à-dire le retrait du marché du surplus du rhum, et du financement.
En moins de 20 ans, le marché du rhum passe d’un régime libéral à un régime contrôlé de cogestion dans lequel la filière s’organise elle-même pour trouver ses équilibres et orienter la politique de l’État. Celui-ci assure le rôle de stabilisateur, mais aussi de modérateur évitant que le rhum ne prenne trop de place sur le marché, au détriment des eaux-de-vie métropolitaines. Naturellement, la Seconde Guerre mondiale bouleversera tout cela et d’autres problématiques surgiront, mais cet effort d’organisation marquera les années d’après-guerre.