C’est officiel depuis le 29 novembre 2018, le reggae fait son entrée au Patrimoine Culturel Immatériel (P.C.I.) de l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture !
Le comité spécialisé de l’ONU a reconnu sa « contribution au discours international sur les questions d’injustice, de résistance, d’amour et d’humanité », ce qui « souligne sa nature à la fois cérébrale, sociopolitique, sensuelle et spirituelle ». Une fierté pour la ministre Jamaïcaine de la Culture mais également pour des millions de personnes à travers le monde ! L’occasion pour Rumporter, et pour moi, de revenir sur la naissance de cette musique à la fois identitaire et internationale …
1968 est une année plutôt chargée. Aux USA, Martin Luther King et Robert F. Kennedy sont assassinés, le mouvement Hippie sort tout juste du Summer of Love, les manifestations estudiantines contre la guerre du Viet Nam se multiplient, le Black Panthers Party monte également en première ligne, guerres civiles et Coups d’Etat militaires ensanglantent l’Afrique, la grande révolution culturelle de Mao secoue la Chine et des centaines d’actions terroristes sont recensées au Proche-Orient. En Europe, c’est le Printemps de Prague à l’Est et le fameux Mai 68 à l’Ouest.
Au milieu de ce chaos, dans une petite île Caribéenne, le vent de la révolution souffle également.
Suite à l’indépendance de la Jamaïque en 1962, avec l’influence du Mento local ainsi que de la Soul, du Jazz et du Rhythm’n’blues américain diffusé en grande pompe sur l’île, le quatre-temps du Ska est progressivement descendu à un tempo binaire, les cuivres sont moins présents, la contrebasse est remplacée par la basse et les voix se font plus chantantes, c’est la naissance du Rocksteady !
D’une manière générale, je pense sincèrement que la musique est un reflet de la situation sociale d’un pays. Il faudra attendre 2 ans pour voir le Rocksteady évoluer en Reggae, la prise de conscience et la perte d’espoir des changements espérés après la fin du colonialisme anglais aidant…
La basse se fait plus lourde et plus présente, et surtout, les techniques d’enregistrement changent de manière radicale. Les studios à l’époque ne disposaient bien souvent que de 4 pistes. Habituellement et d’une manière classique, 2 pistes entières été réservées aux voix et les 2 autres pistes se partageaient les instruments selon les familles (claviers, cordes, cuivres et percussions).
Pour le Reggae, c’est complètement l’inverse : une piste entière est consacrée à la basse, une autre à la batterie et le reste des instruments et des voix se partagenent les deux dernières … Outre le skank (rythmique en contre temps), le duo bass/drum est une caractéristique forte du reggae ! C’est donc dans le contexte de cette année chargée qu’apparaît presque le terme « reggae » grâce au tube « Do the Reggay » du groupe Toots & The Maytals sorti sur le label Beverley’s Records de Leslie Kong. Mythique !
De tous temps, la musique a été un exutoire, encore plus quand celle-ci trouve racine dans l’esclavage, propre à toute la Black Music. La Jamaïque ne faisant pas exception à la règle, beaucoup de rude boys des ghettos vont se mettre à faire du reggae. Les trois gros labels de l’île (Studio One de Coxsone, Treasure Isle de Duke Reid et Island Records de Chris Blackwell et Lee Gopthal) vont s’échanger les artistes et les sound-systems, qui pullulent déjà sur l’île depuis les années 50, se faire la guerre pour avoir la dernière tune et riddim à la mode.
Le phénomène est tel que le reggae s’exporte en Europe et principalement en Angleterre, notamment grâce à l’immigration dans le cadre du Commonwealth et à la génération Windrush. Chris Blackwell, un poil visionnaire, a senti le filon. Alors la même année, avec son associé d’Island Records, ils décident de lancer une filiale britannique du label jamaïcain afin de commercialiser les productions jamaïcaines de Ska, Rocksteady et bien évidemment de Reggae. Le nom de cette filiale n’est ni plus ni moins que le légendaire label Trojan Records, qui fête par conséquent, en même temps que le reggae, ses 50 ans cette année ! L’entrée au P.C.I. en 2018 devient alors un joli clin d’œil à l’histoire…
Mes tympans ont chaloupé sur des milliers d’heures allant du Rocksteady au Roots en passant par le Dub ou le Lovers Rock et le Early. Mes yeux ont vu et mes oreilles entendu des monstres sacrés encore vivants et qui ont participé à l’âge d’or de ce courant musical comme The Abyssinians, Lee Scratch Perry & Mad Professor, The Gladiators, Jah Shaka, Burning Spear ou encore Channel One Soundsystem.
Par le biais de l’écriture, mon cœur pourrait continuer de vous faire vibrer au rythme du Nyabinghi et expliquer en détails l’héritage du Reggae : Comment les toasters/deejays et selecters des sound-systems de Kingston ont influencé les futurs MC’s et DJ’s New-Yorkais pour la naissance de ce que l’on appellera quelques années plus tard le Hip Hop ? Comment le reggae a influencé le mouvement Skinhead en Angleterre avec le Spirit of 69 qui n’était alors absolument pas raciste à sa naissance ? Comment le reggae s’est nourri de la culture Rastafari (y compris des dérives malheureusement) et a réussi à placer une île d’à peine plus de 10 000 km² sur une mappemonde ? Comment King Tubby a crée le Dub en modifiant les machines et tables de mixages en ajoutant tout un tas de filtres et d’effets, ce qui servira de base ensuite à la musique électronique et toutes ses sous-catégories ? Comment le concept des sound-systems de Trenchtown a inspiré celui des block-party du milieu Hip Hop ou celle des free-party dans le milieu de l’Electro ? Sans oublier comment des ambassadeurs comme Bob Marley, Dennis Brown ou Gregory Isaacs ont répandu – et répandent encore malgré leurs décès – des quantités inimaginables d’amour et d’espoir à travers le monde entier et les générations, peu importe la couleur de peau, religion ou milieu social…
Vous l’aurez compris, la musique, et plus particulièrement celle qui louange Haile Selassie, me passionne autant si ce n’est plus que le rhum. Son impact dans notre société actuelle est indéniable. Le reggae est une musique positive qui puise pourtant son énergie dans la pauvreté et la violence. Le reggae est une musique d’un peuple engagé et rebel. Le reggae se caractérise par un son unique et métissé avec toute une attitude qui en découle mais surtout, le reggae ne s’écoute pas, il se vit.
Alors, quel est le lien entre le reggae et le rhum me direz-vous ? Parce que nous sommes quand même sur Rumporter et il ne faudrait pas oublier de parler un peu de canne à sucre…
Et bien la connexion se fait en trois points ! Le premier, le plus évident et pas forcément le plus avéré, c’est à cause de l’imagerie d’Epinal. Quand on évoque le rhum, en dehors des amateurs et professionnels qui forment un cercle restreint d’initiés, la très grande majorité des personnes vont penser à la carte postale des cocotiers sur fond de sable blanc, mojitos et bien sûr, la cool attitude attribuée au Rastaman (qu’il soit Rastafari ou non d’ailleurs. Tant qu’à faire, autant aller à fond dans les clichés …).
La seconde raison relève moins du fantasme et beaucoup plus de la réalité puisqu’en Jamaïque, les épiceries et liquors stores étaient très souvent tenus par les mêmes qui tenaient déjà les magasins de vinyles et d’instruments ! Le rôle des sound-systems dans la culture Jamaïcaine est primordial. Le rendez-vous musical sert non seulement de défouloir et de lieu d’expression à la population qui n’a pas l’argent d’aller en club, mais également de lien social. Avant les moyens de communication moderne qui nous paraissent totalement banaux aujourd’hui, pour que l’information circule bien et vite, il fallait une communication physique et verbale. Qui dit rassemblement et danses, dit forcément présence d’un débit de boissons. Un propriétaire de sound-system avait tout intérêt à concilier les deux activités afin d’éviter que sa clientèle n’aille voir la concurrence qui eux avaient potentiellement de quoi rafraîchir les steppas (danseurs)…
Et enfin, la dernière explication et non des moindres, est liée à Chris Blackwell – le producteur connu pour avoir mis en lumière Bob Marley & The Wailers – dont je fais référence plus haut avec les labels d’Island et Trojan Records.
Né le 22 juin 1937 à Londres, Chris Blackwell n’est pas le fils de n’importe qui. Son père, Joseph Blackwell, était capitaine dans les Irish Guards, un régiment d’élites de l’armée britannique. C’est un descendant direct de Grace O’Malley, fille d’un chef de clan, reine du royaume d’Umaill et célèbre pirate Irlandaise du 16ème siècle. La mère de Chris, Blanche Lindo, est issue d’une vieille famille tristement connue en Jamaïque… En effet, les Lindo sont des juifs sépharades Hispano-Portuguais qui ont été chassés d’Amérique du Sud par les divers rois catholiques en place dans ces pays via les colonies.
Arrivés au 17ème siècle, les Lindo font partie des premiers colons à s’installer en Jamaïque et vont être propriétaires jusqu’au 19ème siècle de diverses plantations cultivant le café, le tabac, l’indigo, le cacao, la canne à sucre mais aussi d’autres activités en lien avec la navigation à voiles. Avec l’adoption du British Emancipation Act qui met fin à l’esclavage en Jamaïque en 1834, la chute économique mondiale du sucre de canne et la démocratisation des bateaux à vapeur, les affaires des Lindo sont en berne. Une partie de la famille migre alors au Costa Rica afin de refaire fortune en exploitant des bananeraies. Le retour en Jamaïque se fera quelques années plus tard notamment grâce à Cecil Lindo, l’oncle de Blanche.
Cecil rachète en 1916 la distillerie Appleton Estate et il acquiert par fiducie, l’année suivante, la distillerie J.Wray & Nephew. Le domaine sera agrandi et les deux distilleries seront modernisées par Cecil avant d’être vendues en 1939 à Percy, le petit frère de Cecil et grand-père de Chris ! Ainsi, Appleton restera dans la famille Lindo jusqu’en 1957… L’histoire parait complètement folle du début à la fin mais elle est pourtant vraie. La boucle sera bouclée quand en 2008, Chris Blackwell, lance son Blackwell Black Gold Rum produit par… Appleton !
Fun fact spécial reggae lovers : La dernière demeure de Bob Marley se situe au 56 Hope Road, à Kingston. Outre le fait qu’elle fût transformée en musée fin des années 80, c’est dans cette maison que Robert Nesta Marley a essuyé une tentative d’assassinat en 1976, et c’est aussi là qu’est situé l’immortel studio et siège du label Tuff Gong Records ! Mais, bien avant que ça n’appartienne au clan Marley, la propriété appartenait à un certain Cecil et s’appelait « Odnil » qui n’est autre qu’une anagramme de Lindo…