Photographies de Baghir
Février 2020. J’étais curieuse de rencontrer Baghir, dont le travail d’artiste photographe, ses «perturbations numériques », mêlant photographie et peinture, et sa série jamaïcaine, pour laquelle je le rencontrais, contrastaient particulièrement. Ce portfolio de « gueules rastas légendaires », initialement prévu pour avril 2020 collait parfaitement avec la sortie de leur album Inna da yard au moment du Rhum Fest Paris.
Leur premier concert au Cabaret Sauvage dans la foulée offrait une conjoncture idéale qui aurait dû être une parfaite cérémonie d’ouverture de la « grande messe » annuelle du rhum… connectée directement à cette Jamaïque, berceau du reggae et terre de rhum. Naturel et mythique.
Mais le scénario fut tout autre : le COVID a frappé et le monde a étrangement basculé, toutes belles promesses de la vie ont été annulées, figées, reportées… vous connaissez la suite. Nous attendons, masqués.
Septembre 2020. Nous sommes maintenant dans l’« après » et encore plus que jamais : ces photos, ce film, ces albums « image et son » nous offrent cette « possibilité d’une île » que nous soupçonnons merveilleuse, sa philosophie rastafari, le reggae, ces musiciens légendaires immortalisés ici par Baguir. Il a 2 passions : la musique et la photo, et l’information n’est pas anodine ; il est probablement le lien dans tout ce beau projet. Il nous raconte ici son aventure humaine et musicale.
Je vous invite donc à regarder le film, écouter ces albums et dès maintenant regarder ces photos… et suivre désormais leur actu sur leur site, en attendant de nous retrouver tous un soir à leur concert de reggae !
Anne Gisselbrecht : Raconte-nous comment une de tes passions, la musique, t’a amené sur le projet du film « Inna de Yard » !
Baghir : Romain Germa et moi-même, Nicolas Maslowski, avons fondé le label Makasound en 2001, spécialisé en réédition de musique jamaïcaine des années 60-70. Ensuite, nous avons lancé en 2004 une collection qui s’appelait « Inna de Yard » : des enregistrements acoustiques dans le même courant jamaïcain et ce, jusqu’à notre faillite en 2011. Nous avions sorti une dizaine d’albums acoustiques : les Mighty Diamonds, Kiddus I, Junior Murvin, les Congos et j’en passe…
Après notre faillite, nous avons créé avec Wagram un label qui s’appelle toujours Chapter Two Records, que j’ai quitté il y a cinq ans pour me consacrer à la photographie. En même temps, il y a peut-être quatre ou cinq ans, Inna de Yard a été relancé au sein de Wagram, et donc Chapter Two Records, pour qui j’effectue encore des missions de direction artistique ou autre en freelance. J’ai donc été photographe de plateau et premier assistant réalisateur sur le film Inna de Yard Soul of Jamaica par Peter Webber.
AG : Comment est né le film ? Connaissais-tu Peter Webber ?
B : Ça s’est fait un peu par chance. Stephan Bourdoiseau, le patron de Wagram, voulait s’ouvrir à la production de films musicaux. Et je ne sais pas trop comment, il est devenu ami avec un producteur de films, peut-être un voisin de quartier ou quelque chose comme ça. Avec Romain, nous avons proposé ce projet au moment où il venait de faire la connaissance de ce type qui est Gaël, de chez Borsalino.
Donc on a monté un projet en quelques pages et il a plu et à Stephan Bourdoiseau et aux producteurs. Ils ont pensé à Peter Webber, qui tournait un film en Colombie pour Netflix et ils lui ont soumis le projet. Nous l’avons rencontré en Jamaïque, d’où il est venu de Colombie pendant quelques jours pour rencontrer les personnages et voir s’il adhérait au projet ou pas. Il a 55 ans environ et il se trouve que dans son adolescence, il achetait beaucoup de reggae, qu’il collectionnait.
Il avait toujours rêvé d’aller en Jamaïque, il avait un oncle qui pendant 20 ans avait bossé en Jamaïque dans un hôtel en tant que chef cuisinier. Pendant ces 20 ans, il aurait pu aller le voir à plusieurs reprises mais cela ne s’était jamais produit. Avec ce projet, il a réalisé quelque chose qu’il aurait dû réaliser il y a longtemps, et en plus il connaissait la plupart des personnages puisqu’il avait acheté leurs disques dans son adolescence. C’est pour ça que je dis que c’est un coup de chance. Je ne crois pas que les producteurs savaient qu’il s’intéressait particulièrement au reggae.
AG : Parle-nous des « Inna », ces chanteurs de la même génération que Bob Marley. Il y en a cinq sur l’affiche du film mais, sur la tournée, d’autres chanteurs et musiciens interviennent. Ça «tourne», c’est bien ça ?
B : Oui, ce sont des chanteurs de l’époque de Bob Marley, ils sont proches entre eux et je suis proche d’eux parce que je les connais et je travaille avec la plupart d’entre eux depuis 20 ans. Pour les « Inna de Yard » sur scène ou en album, il n’y a pas de nombre figé puisque depuis 2004 nous avons enregistré une quinzaine d’albums.
Donc ce n’est pas limité. Il y a ceux qui ne sont jamais venus en tournée mais qui ont enregistré des « Inna de Yard ». D’autres sont en tournée et n’ont jamais enregistré d’album avec « Inna de Yard ». Sur la tournée, il y a Winston McAnuff, le plus connu en France et qui a fait deux albums, Cédric Myton, Kiddus I, des plus jeunes comme Derajah, Var, Kush McAnuff. Et ça tourne en effet. Ils se connaissent tous depuis 40 à 50 ans.
AG : La musique est-elle leur activité principale ? Ont-ils pu vivre de leur musique ? Ont-ils d’autres activités ?
B : Ce sont surtout les tournées qui les font vivre et un peu le disque, et ils ont parfois d’autres métiers. Ça dépend des profils. Winston tourne énormément en France et il enregistre beaucoup de disques, donc oui, il arrive à vivre de la musique.
Pour d’autres, ça peut être plus ponctuel. De toute façon, c’est général, le disque se vend moins qu’avant. Et malheureusement deux sont décédés récemment, les deux chanteurs des Viceroys, l’un était bijoutier/fermier et l’autre était garagiste/fermier.
AG : La Jamaïque, vue d’ici, c’est « reggae et rastas ». Comment décrirais-tu la culture jamaïcaine, les influences et la tendance actuelle ?
B : La Jamaïque a toujours été influencée par l’Amérique des années 50, puis c’est la Jamaïque qui a influencé la musique mondiale à partir des années 60 et jusqu’à aujourd’hui encore. La nourriture, ce sont plus les Caraïbes : poulet, riz, poisson. Côté musique, le dancehall (sound system) existe depuis les années 60. La musique dancehall, plus moderne, s’appelle comme ça depuis les années 80-90. Le dancehall influence le hip hop autant que le hip hop influence le dancehall très probablement.
AG : Y a-t-il une nouvelle génération reggae ?
B : Oui, bien sûr. Il y a énormément de groupes qui font même du «roots» aujourd’hui. Il y a peut-être même un regain d’intérêt pour ce genre-là, bien que le dancehall reste dominant quand même.
AG : Comment définirais-tu la musique reggae ?
B : C’est une musique avec une rythmique particulière, qui est souvent construite sur le duo basse/batterie et recouverte de guitares ou de claviers qui font hocher la tête, un peu sur le même rythme que les battements du cœur.
AG : Est-ce que le rhum fait partie de ta culture et de celle des Inna ?
B : Non, pas trop. En Jamaïque oui, mais pas les rastas. Ils sont vraiment dans la culture rasta. J’en ai bu moi-même mais je n’en bois plus. J’ai bu pas mal de rhums différents. Je trouve ça trop gras. Éventuellement, je bois du rhum blanc. Le rhum blanc jamaïcain est à 63 degrés. J’aime bien les rhums AOC de Martinique ou Guadeloupe. Le rhum blanc fait quand même pas mal de dégâts en Jamaïque, c’est plutôt un produit assassin là-bas…
AG : Revenons sur la faillite de Makasound, probablement liée à la mutation du marché de la musique depuis quelques années ?
B : Je pense bien sûr que c’est à cause de l’Internet, du téléchargement gratuit… Cela a fait beaucoup de mal aux petits labels. Et que cela répand plutôt de la m… C’est mon avis. Même les plateformes comme Deezer, Spotify, etc. ne mettent en avant que les gros « trucs », les grosses prods, la musique commerciale. Il y a de moins en moins de variété musicale dans les diffusions radio ou sur Internet.
Même s’il y a une disponibilité plus grande, si les gens ne sont pas curieux ou ne sont pas éduqués à aller chercher certaines choses, ils « mangent » ce qu’on leur donne. Les plateformes comme celle-là rémunèrent tellement mal que ça n’a aucun sens. Finalement, ils se gavent sur les dos des artistes tant leurs rémunérations sont minables.
AG : Ces plateformes qui « exploitent » les artistes, financent-elles des productions musicales comme Netflix le fait pour le « cinéma » ?
B : Non je ne crois pas, peut être vont ils s’y mettre. Netflix produit des films ou des séries puis les diffuse. Tu les retrouves aux Oscars. Ce n’est pas pareil. Ce sont des diffuseurs autant que des producteurs. Alors qu’à ma connaissance, les plateformes de musique ne produisent pas de disques. Je ne crois pas.
AG : Et l’autoproduction ?
B : Oui. Ça existe plus que jamais. Mais quelque part, l’autoproduction a toujours existé. La musique jamaïcaine des années 60, c’est en grande partie de l’autoproduction. Je crois qu’il n’y a jamais eu autant de disques produits en France qu’aujourd’hui, mais si on ne peut pas être diffusé, je ne sais pas si ça a du sens. C’est sûr qu’on est noyé dans de la mauvaise musique, de la mauvaise variété, du mauvais rap, etc.… quoi qu’il y ait des choses que j’aime bien. Il y a plus d’êtres humains, c’est logique qu’il y ait plus de talents.
AG : Parlons un peu de tes projets personnels, purement photographiques et artistiques, dont le style est bien loin de la Jamaïque, dont le rendu est plus proche du dessin que de la photo ?
B : Il y a ce que j’appelle des « perturbations numériques » et des « passeports », je fais des choses qui ressemblent à de la peinture ou à du dessin. Et je travaille principalement en argentique (le procédé photographique traditionnel, un procédé photochimique, par opposition au numérique, ndlr). Mes « passeports », ce sont des images, des peintures dans lesquelles j’intègre des photos à la prise de vue. J’intègre des sujets à des peintures par des jeux de reflets, des peintures que je fais moi-même.
Instagram : baghir_photographe
Facebook : @baghir.photographe
Retrouvez l’intégralité du Portfolio de Baghir dans l’édition de septembre 2020
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Édition Septembre 2020
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