Portoflio : Au rythme bajan

« Pace yourself »… Tout un art ! Et un art qui se cultive. À la Barbade, berceau du rhum, cela consiste à littéralement changer de tempo. Boire du rhum, converser, regarder la mer… le peuple bajan en est passé maître. Rumporter vous embarque au cœur des rum shops de l’île, vestiges d’un temps immémorial.

Photos ©Mike Toy et Mount Gay

rum shop barbade

Que vient-on chercher sur l’île la plus excentrée du chapelet des petites Antilles, livrée de plein fouet à l’océan Atlantique ? Ses plages de sable blanc ? Ses étendues d’eau turquoises ? Son ensoleillement ? Une visite dans les règles de la distillerie Mount Gay, la plus ancienne distillerie de rhum au monde encore en activité ?

Evidemment tout cela mais ne passez pas à côté de ses rum shops, un art de vivre unique forgé au fil des siècles par les communautés qui s’y sont établies et à qui l’on doit la naissance du rhum. L’art difficile du farniente, celui qui se distille dans ces petites échoppes faites de bric et de broc – la Barbade en compte le plus grand nombre de toutes les Caraïbes, 1 600 est le chiffre annoncé. Répartis parmi les onze paroisses de l’île, les rum shops étaient le lieu de rendez-vous des hommes le dimanche, pendant que leurs femmes se rendaient à la messe… Comment sont-ils nés ? Pourquoi fascinent-ils autant ?

rum shop barbade

Il est dit que pour chaque église à la Barbade, on compte un rum shop. Et ce n’est pas ce qui manque sur cette île de 430 km2, longue de 34 km et large de 23. On peut même dire que ces deux institutions-clés forment, à elles seules, le nœud communautaire d’un village typiquement barbadien. Dans son livre consacré aux rum shops*, Peter Laurie va même jusqu’à dire : « La Barbade se voue tout entière au spirituel tout comme au spiritueux. » Pour en tracer leurs origines, il faut remonter au XVIIe siècle.

Ce sont les Anglais qui ont dégainé les premiers, en introduisant les tipling houses, – les ancêtres du pub en quelque sorte – qui sévissaient déjà en Angleterre, peu de temps après que l’île n’ait été officiellement envahie par ces mêmes Anglais en 1627. « Les Espagnols ont installé les églises, les Hollandais les comptoirs commerciaux, les Anglais les tipling houses… » Inutile de dire que l’alcool y coulait à flot, et notamment le rhum, distillé tous azimuts sans aucune licence.

rum shop barbade

On y buvait en moyenne « cent litres par an pour le colon blanc, un peu moins pour les gens libres de couleur et seulement une dizaine de litres pour les esclaves », relate Peter Laurie. C’est dire que les troubles de l’ordre public y étaient nombreux et les autorités ne tardèrent pas à s’en mêler et légiférer tout ça.

Ce n’est qu’après 1834, date de l’abolition de l’esclavage, avec l’émergence de villages et petites villes que les rum shops, au sens classique du terme – à savoir l’association d’une épicerie et d’un bar –, vont se développer. Près de 70 villages vont ainsi voir le jour entre 1850 et 1880. Un chiffre auquel on peut rajouter une soixantaine supplémentaire durant les trois premières décennies du XXe siècle.

Ce sont ces villages qui forment la trame de la classe ouvrière de l’île et le terreau pour l’émergence d’une classe moyenne noire. Et avec eux l’apparition de l’épicerie de village, le noyau dur de toute une communauté. Les marchands ambulants se mirent à vendre de chez eux, les transactions pouvant se faire à travers une fenêtre latérale, voire à ouvrir leurs propres échoppes. La plupart étaient tenues par des femmes, ce qui est encore le cas aujourd’hui.

rum shop barbade

C’est cette combinaison unique d’épicerie d’un côté et de taverne ou bar de l’autre qui constitue l’essence même d’un rum shop. L’enseigne de son propriétaire s’accompagne d’ailleurs invariablement des mots bar et grocery. D’un côté les marchandises de première nécessité, vitales pour les villageois, de l’autre un lieu de rendez-vous, autrement dit le point d’orgue de la vie sociale du village.

Les marchandises achetées en gros (pommes de terre, oignons, sucre, farine de maïs, poissons salés…) étaient pesées à l’aide de balances à plateaux et les produits frais, comme le fromage, le pain, les beignets de poissons, mis sous cloche. On retrouve ces vieilles balances tout comme ces cloches en verre dans certains des rum shops les plus authentiques.


« Yuh can wan’it in de glass an’ dem bottle too » Proverbe bajan
On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre


Les boissons quant à elles étaient mesurées en « pots » et l’on venait avec son propre contenant. Aujourd’hui, c’est à la bouteille – mini (20 cl), flask (37,5 cl) ou long neck (75 cl) – qu’on commandera son rhum au comptoir. Les plus « entraînés » le boivent « pur » ou le « chassent » avec de l’eau, un soda ou encore une bière Banks – la bière préférée des Bajans arrive en tête des ventes, pas étonnant alors que nombre de rum shops soient aujourd’hui repeints à ses couleurs, à savoir le rouge, le noir et le blanc.

Les connaisseurs, quant à eux, assortissent leur rhum à de l’eau de coco. Tout comme Trudiann Branker, master blender chez Mount Gay, première femme de la Barbade à occuper ce poste. « Avec un cube de glace à l’eau de coco plus précisément », confie-t-elle.

rum shop barbade

Côté architecture, les rum shops se présentent comme de petites maisons mobiles en bois. Trois portes en façade, généralement coulissantes, un porche d’entrée, des chantournages en guise d’ornements… elles ne sont pas sans rappeler les maisons de plantation « version miniature ».

À l’intérieur, un large comptoir en bois occupe toute la largeur. On y emmagasinait le gros des marchandises. À l’arrière, des étagères, les bouteilles de rhum alignées en rangs serrés, affichant d’emblée la couleur. Une cloison séparait le bar du reste de l’échoppe, parfois flanqué d’une petite salle privée où les hommes du village pouvaient s’asseoir, boire, jouer aux cartes, s’affronter entre villages dans des tournois de whist, s’adonner aux fléchettes ou au jeu de dominos.

On y discutait politique ou cricket, ou plus simplement des potins du village, histoire de se tenir au courant, se donner des nouvelles, s’informer de son voisin… Et quand les premières télévisions firent leur entrée, c’est là qu’on allait la regarder. Les rum shops ont même eu, dans leur temps, un rôle à jouer lors de campagnes électorales. On image aisément le joyeux brouhaha qui devait y régner, au milieu de réunions improvisées et tout sauf officielles.

rum shop barbade

Mais la principale « occupation » consistait à ne rien faire, à littéralement laisser passer le temps, en buvant, en parlant, en riant… sans aucune frontière de classe. C’est toujours le cas. Cette activité est intrinsèque à la culture caribéenne. Les locaux en sont fiers. C’est précisément cela qu’on viendra chercher dans un rum shop, quelque chose qui échappe totalement à nous autres Occidentaux, depuis longtemps rattrapés par le bruit et la fureur. « Let’s go lime » ou encore « let’s chill or hangout » sont les expressions consacrées.

Le bar pouvait aussi s’organiser comme un pub : le comptoir pour les plus modestes, l’arrière-salle pour les membres les plus « respectables » de la communauté. Les quartiers d’habitation étaient quant à eux retranchés à l’arrière. Les rum shops pouvaient aussi servir de « banque de village ». On y faisait crédit. Tout se passait oralement et l’on s’acquittait de ses dettes quand on avait reçu sa paye.

Un système qui avait ses limites obligeant souvent les petits commerçants à l’interdire en placardant des messages tels que « Crédit accordé aux personnes de plus de 90 ans, accompagnées de leur grand-mère », pour le moins pittoresques ! Elles servaient aussi de cantine pour les écoliers.

rum shop barbade

Souvent, bien avant que l’île ne soit le monopole des trois grandes distilleries que l’on connaît – Mount Gay (la plus ancienne), West Indies et Foursquare, sans oublier la petite St. Nicholas Abbey, le rhum que l’on y buvait était la plupart du temps issu d’assemblages ou « vats » concoctés dans l’arrière-boutique à partir de barriques achetées en gros conservés en dames-jeannes de 45 litres.

Aujourd’hui, les supérettes et supermarchés ont supplanté la petite épicerie de village. Alors beaucoup ont mis la clé sous la porte. Certaines servent encore à dépanner, d’autres se sont converties en supérette de fortune, d’autres encore ne sont plus que des bars.

Billards, fléchettes, machines à sous, jeux vidéo, karaokés… il faut bien se mettre à la page. Et qui dit bar, dit souvent restaurant. On y trouve tout ce que la cuisine bajan à offrir de plus exotique, poulet et porc au barbecue, poisson volant – le symbole national de la Barbade – frit, des plats traditionnels comme le cou-cou (un mix de polenta et d’okras), le riz et les petits pois, le pudding (boudin de patate douce) et le souse (porc mariné), le tout à grands renforts d’oignons, de poivrons et d’épices…C’est délicieux et extrêmement bon marché !

Les locaux y ont leurs habitudes. Ils s’y rendent religieusement les vendredis et samedis, qu’il pleuve ou qu’il vente. La qualité de la cuisine et l’atmosphère qui y règne y sont pour beaucoup. La plupart ont été repeintes de couleurs vives, reprenant les couleurs emblématiques de telle ou telle marque de bière, rhum ou autre boisson alcoolisée. Vert, orange et blanc pour Malibu. Noir, jaune et rouge pour Guinness, jaune pâle, blanc et noir pour Mount Gay…

Si on assiste aujourd’hui à une prolifération de bars et restaurants réservés aux touristes ou à une clientèle plus aisée, les rum shops sont toujours là, pour une simple et bonne raison c’est qu’elles ont su conserver la part humble de leur nature. Et n’allez pas vous y tromper, mais les distilleries comptent sur elles pour une grande partie de leurs ventes !

rum shop barbade

Enfin, tout le monde peut s’y côtoyer. L’atmosphère y est sans prétention, désinhibée et décontractée, parfois bruyante mais toujours bon enfant. On y mange une cuisine authentique très peu coûteuse. Les boissons aussi sont au quart du prix des bars les plus en vogue. On y rencontre des gens passionnants. En bref, une expérience qui n’a pas de prix. On récapitule ?

« Quand on commande son rhum à la bouteille, et non au verre
Quand la glace est servie dans du plastique
Quand une bière Banks coûte deux dollars ou moins
Quand on la boit à la bouteille
Quand personne ne sirote de verre de vin
Quand personne n’est là pour vous servir
Quand le pain bajan est servi sous sa cloche en verre
Quand tout le monde parle à tue-tête
Quand de vieux tubes jouent sur le juke-box
Quand le claquement des dominos couvre tous les bruits de fond
Alors on sait qu’on a atterri dans une rum shop ! », écrit encore Peter Laurie dans son livre. Serait-ce cela, le sel de la vie, celui dont il ne faut avoir de cesse de se gorger, jusqu’à s’en enivrer, à l’ombre de cabanes branlantes… ?

À LIRE

The Barbadian Rum Shop, The Other Watering Hole, de Peter Laurie (2001), éditions Macmillan Caribbean.

À VOIR

Quelques rum shops qui valent le détour :
John Moore Bar. Aux couleurs de Black Barrel, la cuvée incontournable, avec le XO, de la distillerie Mount Gay, les pieds dans l’eau. 
Highway 1, West Coast, partie Nord de l’île.
Tyrone’s Bar. Derrière Salt Ash Hotel, St. Lawrence Gap, partie sud-ouest de l’île.
Uncle Joe’s Bar & Grill. Coup de cœur ! Bathsheba.
Seaview. Vue splendide de la baie ! Au dessus de Uncle Joe’s, en grimpant un peu.


RUMPORTER

Édition été 2021

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