C’est en découvrant qu’un exemplaire de Rumporter était expédié au Vanuatu que Pierre-Luc Chabot, et sa distillerie, 83 Islands, ont attiré notre attention.
Installé sur ces îles du Pacifique, entre la Nouvelle-Calédonie et les îles Fidji, il s’est lancé dans l’aventure de la distillation avec une ambition singulière : créer un rhum authentique qui incarne les terroirs locaux.
Dans cet entretien, il revient sur la genèse de son projet, les défis de la culture de la canne à sucre sur un terroir encore méconnu de la culture rhum. En collaborant étroitement avec les fermiers locaux, il transforme les richesses de cette région en une gamme de rhums et de spiritueux uniques, tout en contribuant au développement économique des communautés insulaires.
Rencontre avec Pierre-Luc Chabot, le fondateur de 83 Island.
Pouvez-vous nous raconter la genèse du projet ?
Le projet a démarré en 2016, j’étais enseignant à l’université au Québec et j’avais déjà commencé à m’intéresser aux spiritueux, avec le whisky d’abord, puis le rhum, et comme j’avais du temps libre, j’ai décidé de m’intéresser à la distillation.
À cette époque, on est en plein boom des microdistilleries au Québec, un secteur encore peu développé. Je me suis dit que c’était le moment ou jamais pour me lancer ! N’ayant pas d’attache familiale dans la distillation, j’ai dû commencer à lire sur le sujet et à expérimenter moi-même.
L’industrie au Québec étant strictement réglementée, le marché laisse peu de place au savoir-faire local. C’est pourquoi je suis parti aux États-Unis pour commencer à suivre des formations.
Qu’est-ce qui vous a conduit à établir votre projet au Vanuatu (pays d’Océanie situé au nord de la Nouvelle- Calédonie, NDLR) ?
Le déclic pour le Vanuatu est venu grâce à ma sœur, qui y vit depuis 20 ans avec son mari. Lorsqu’ils ont entendu parler de mon projet au Québec, ils m’ont convaincu de le réaliser ici, au Vanuatu.
La grande différence, c’est qu’au Vanuatu, on pouvait cultiver notre propre canne à sucre, ce qui est impossible dans les pays nordiques, donc il y avait un terroir à développer. Aussi le Vanuatu était une terre vierge, aucune distillerie! J’ai donc tout vendu au Québec et fait le saut. Ma première visite dans l’archipel m’a convaincu. Finalement, j’ai tout emballé et déménagé ici l’année suivante.
Quels ont été les défis dans ce projet ?
Lancer une entreprise de fabrication dans un pays en développement, situé à l’autre bout du monde, loin des marchés consommateurs, représente un véritable défi. Tout doit être importé, souvent en grande quantité pour remplir des conteneurs, ce qui complique la logistique dès le départ.
Ensuite, il faut former les équipes sur place, car les compétences et connaissances techniques n’existent pas encore. Au Vanuatu, il n’y a pas de tradition manufacturière, et aucun produit transformé n’est exporté. En réalité, tout ce qui est ‘moderne’ et fabriqué provient de l’extérieur.
Il faut donc commencer par changer les mentalités, et le meilleur moyen d’y parvenir est de montrer l’exemple. Ce que fait 83 Islands au Vanuatu va bien au-delà de la production d’un rhum de haute qualité exporté à travers le monde. 83 Islands ouvre la voie en prou- vant que c’est possible, que le Vanuatu peut fabriquer et briller à l’international.
Autour de la distillerie, un véritable écosystème économique s’est développé, notamment avec les fermiers locaux. C’est aussi une fierté nationale qui grandit : le Vanuatu a désormais son propre ‘Spirit’ ! La révolution du craft, avec une valorisation de la qualité et des produits fabriqués localement, en est encore à ses débuts au Vanuatu. C’est pourquoi développer une entreprise ici, c’est aussi contribuer au développement du pays tout entier.
Par ailleurs, nous sommes à la recherche d’un ou deux collaborateurs pour rejoindre l’équipe et aider à faire grandir 83 Islands Distillery. Si l’un des lecteurs ressent l’appel et souhaite s’impliquer, nous l’invitons à nous contacter pour partager son intérêt et ses compétences.
Comment s’organise la culture de la canne à sucre sur l’île ?
Bien que la canne à sucre soit présente dans la plupart des paysages de l’île depuis des générations, elle n’était pas cultivée de façon commerciale. Il n’y avait donc pas assez de jus de canne ni de mélasse disponibles localement pour produire du rhum en quantité suffisante.
Pour nos premiers distillats, nous avons dû importer de la mélasse d’Australie et des îles Fidji. Le coût et la fréquence des transports, lorsque l’on est basé au Vanuatu, représentent un défi majeur, que ce soit pour l’importation des matières premières ou pour l’exportation de nos produits finis.
Notre objectif a toujours été de produire du rhum à partir du jus de cannes cultivées au Vanuatu, dans ce terroir unique qui allie un sol volcanique riche et une forte présence de calcaire corallien.
Nous avons aidé plusieurs fermiers locaux à lancer leur production. Notre première tentative de culture a été un échec en raison d’une sécheresse. Il nous a fallu un an pour obtenir une première récolte de 20 tonnes grâce aux efforts des agriculteurs locaux. Depuis, leur production a doublé chaque année, atteignant successivement 40, 80, 160, puis finalement 300 tonnes l’année dernière et encore cette année.
La croissance a été freinée entre 2023 et 2024 en raison de deux cyclones majeurs qui ont réduit la production de 50 %. Cependant, nous sommes confiants qu’une augmentation à 600 tonnes sera possible d’ici 2025-2026.
Aujourd’hui, nous sommes presque totalement autonomes en canne à sucre, et nous n’avons presque plus besoin d’importer de mélasse. Nous prévoyons tout de même de maintenir une petite production de rhum à base de mélasse, car nous trouvons intéressant de proposer à nos visiteurs une dégustation comparative entre les deux produits.
Quel type de canne utilisez-vous ?
La plante Saccharum officinarum, ou canne à sucre, est originaire de la Nouvelle-Guinée et des îles environnantes de Mélanésie (Papouasie–Nouvelle-Guinée, Vanuatu et Fidji), où elle a été cultivée pour la première fois il y a environ 10 000 ans. Ce n’est que bien plus tard que Christophe Colomb introduira la canne à sucre dans les Caraïbes et en Amérique du Sud.
Au Vanuatu, la canne à sucre pousse naturellement dans les jungles luxuriantes depuis des millénaires. Le climat et la richesse des sols volcaniques contribuent à la vigueur de cette plante, lui offrant un environnement idéal pour sa croissance. Nous avons plusieurs variétés de canne à sucre, bien que nous ne connaissions pas encore leurs noms exacts.
Nous collaborons avec une équipe en Nouvelle-Calédonie pour identifier génétiquement ces variétés, mais ce projet a été retardé à cause des évènements récents qui ont eu lieu. Nous espérons le reprendre l’année prochaine.
Le Vanuatu étant un groupement d’îles, y-a-t-il une expression du terroir particulière ?
Efate, l’île où se situe la capitale Port Vila (où se trouve la distillerie NDLR), a une superficie d’environ 900 km2, soit deux fois la taille de la Barbade ou de la Guadeloupe, et six fois celle de Marie-Galante. Située directement sur la Ceinture de feu du Pacifique Sud et bordée à l’ouest par la mer de Corail, Efate présente une diversité frappante en termes de géogra- phie, de pluviométrie et de relief. Nos fermiers cultivent la canne aux quatre coins de l’île.
Nous suivons rigoureusement chaque arrivage de canne à sucre. Pour chaque distillation et chaque baril entreposé, nous traçons précisément l’origine de la récolte, en identifiant le fermier et la provenance géographique. Bien que nous ayons six années de données, il reste difficile d’établir des certitudes sur le terroir.
Cependant, nous commençons à être capables de prédire, dès l’arrivage de la canne fraîche, le profil de goût que nous obtiendrons lors de la distillation, à condition que le processus se déroule comme prévu. Nous avons un projet à long terme pour produire du rhum à partir de la canne cultivée sur plusieurs îles du Vanuatu.
Pouvez-vous nous en dire plus sur vos installations et méthodes de distillation ?
Nous avons commencé avec un alambic hybride de 500 litres, équipé d’une colonne à huit plateaux (pot still Mueller). Récemment, nous avons acquis un nouvel alambic de 2 000 litres, ce qui nous a permis de doubler notre capacité de production.
Cette nouvelle installation nous a également permis d’affiner et de modifier notre méthode de distillation, nous offrant plus de flexibilité pour expérimenter et améliorer encore la qualité de notre rhum. Nous réalisons une première distillation rapide pour faire passer le jus de canne de 8 % à 45 % d’alcool.
Ensuite, nous laissons reposer quelques jours avant d’effectuer une seconde distillation, plus lente, qui nous permet d’atteindre 88 %. Le design large de notre colonne de distillation permet de préserver une grande quantité d’arômes, ce qui donne un produit particulièrement riche et intéressant.
Les retours des dégustateurs, y compris des experts venus de France, ont été très positifs, soulignant la complexité et la qualité de notre rhum.
Avez-vous commencé à faire vieillir des rhums ?
Dès nos premières distillations, nous avons commencé à remplir des fûts, et nous n’avons jamais cessé depuis. Aujourd’hui, plus de 600 barils sont en train de vieillir. Chaque baril est unique, et nous avons une grande diversité dans notre collection. Nous avons acquis principalement aux États-Unis différents formats : des petits fûts de 50 litres, des fûts de 112 litres, 200 litres, et 225 litres.
Ils proviennent de diverses origines : des fûts neufs, des ex-Bourbon Peerless, des ex-Rye Whisky, des ex-Brandy, et des ex-Chardonnay. Nous utilisons aussi des fûts neufs toastés ou charred (niveaux 1, 2, 3, et 4). Cette diversité de barils fait des merveilles pour nos rhums, apportant une richesse et une complexité uniques.
Nous possédons également quelques barriques de chêne français, qui ajoutent une dimension supplémentaire à nos profils de vieillissement.
Proposez-vous d’autres produits ?
Je suis très fier de notre rhum de canne pur non vieilli que nous embouteillons en lots « single farm ». Nous avons aussi quelques mélanges différents qui mettent l’accent sur les types de fûts et nous sortirons quelques fûts individuels dans les prochains mois. Nous produisons également d’autres spiritueux, tels que des liqueurs de fruits locaux et du gin, qui se vendent très bien sur le marché local.
Où peut-on retrouver vos rhums ?
Notre marché est encore principalement local, avec quelques exportations en Australie, au Japon, en Angleterre et aux États-Unis. Nous visons également à entrer sur le marché européen, probablement via des distributeurs indépendants, car nous n’avons pas encore de bouteilles de 700 ml conformes aux standards européens.
Nous espérons également développer davantage notre présence en Australie, Nouvelle- Zélande, Singapour et Japon dans les années à venir.