Le Feni est le seul spiritueux à bénéficier d’une indication géographique (IG) en Inde. Même si cette liqueur indigène populaire de Goa a dû livrer une longue bataille pour être acceptée sur le marché national et mondial, grâce à quelques producteurs de Feni visionnaires à la tête d’un nouveau mouvement, les choses s’améliorent enfin.
Depuis longtemps, les amateurs de boissons indiennes se posent la question suivante : quel est le spiritueux identitaire du pays ? L’alcool a un passé mouvementé en Inde, et même si le pays est l’un des plus grands marchés de boissons au monde, il reste un tabou dans de nombreuses régions. Mais personne ne peut nier sa présence dans la société indienne sous diverses formes depuis des siècles. Les boissons locales telles que le Feni et d’autres appelées ‘alcools de pays’ détiennent toujours une part de marché majoritaire en Inde.
Les débuts du Feni
Le Feni (issu de la pomme de cajou), le Mahua (issu de la fleur sauvage de Mahua), le Chaang (bière d’orge ou de riz), le Toddy (sève de palmier), et bien d’autres types de liqueurs locales fermentées, brassées et distillées, sont consommés dans les foyers des différents États de l’Inde. Il est intéressant de noter que les Portugais ont apporté le premier arbre à noix de cajou à Goa il y a près de 500 ans. La première mention du Feni se trouve dans le journal d’un hollandais appelé Jan Huyghen van Linschoten en 1584, qui était un commerçant et un espion vivant à Goa à cette époque. On peut y lire que le Feni de noix de coco qui existait probablement avant le feni de noix de cajou. Le mot Feni venant du mot sanskrit « phena ».
Le feni et la culture goan
Selon les habitants de Goa (état de la côte sud-ouest de l’Inde, ancienne colonie portugaise), dans les temps anciens, le feni à base de gingembre, de cumin, etc. était utilisé pour traiter divers problèmes de santé tels que les maux d’estomac, les courbatures, les douleurs articulaires, etc. Cependant, actuellement, seuls les Feni à base de noix de cajou ou de noix de coco sont largement disponibles. L’Urrack (un type de Feni), le premier distillat du jus de pomme de cajou (25 à 30 % d’alcool) est une boisson saisonnière tout aussi vénérée des Konkanis (habitants de Goa) qui apprécient son côté rafraîchissant entre la mi-mars et la fin avril. Il est presque même devenu impossible de penser à Goa, sans penser aussi à cette célèbre boisson. Depuis qu’elle fait partie intégrante des festivals locaux, de la musique, de l’art, des peintures murales, de la vie de plage mondaine et décontractée jusqu’aux bars et restaurants à haute énergie, Feni a parcouru un long chemin. Le mérite en revient à quelques Konkanis qui travaillent sans relâche pour offrir à Feni un statut de spiritueux patrimonial bien mérité.
Les Feni s’internationalisent
Fazenda Cazulo est le producteur de l’un des plus anciens et des meilleurs Feni de Goa. La marque Cazulo est également la plus connue en Inde et sur les marchés internationaux. Fondée en 1982 par Wildon et Melanie Vaz à Cuncolim, dans le sud de Goa, cette entreprise familiale vend aujourd’hui des Feni à base de noix de coco et de noix de cajou fabriqués à partir des meilleurs ingrédients locaux. Hansel Vaz, la génération actuelle de la famille Vaz, a contribué à mettre en lumière l’esprit local. Non seulement il organise des visites de dégustation sur mesure dans sa distillerie, mais il participe également à l’élaboration de la réglementation relative à cette catégorie.
M. Vaz déclare : « En tant que secrétaire de l’All Goa Cashew Feni Distillers and Bottlers Association, nous n’avons cessé d’assurer la liaison entre les « Bhaticar » (distillateurs) et le gouvernement afin de promouvoir une politique proactive pour les Feni, publiée l’année dernière. Nous avons également veillé à ce que le Feni soit classé, au moins à Goa, dans la catégorie des spiritueux du patrimoine. J’ai rédigé l’IG pour le Coconut Feni. Le Cashew Feni a obtenu le statut d’IG en 2009. Le Feni a été répertorié comme une catégorie distincte par la Food Safety & Standards Authority of India (FSSAI) et la Food & Drug Administration (FDA). Nous avons également ouvert une nouvelle niche touristique, le tourisme Feni ».
Solomon Diniz, un autre producteur de Feni, est un distillateur de Goa de quatrième génération dont la famille possède la distillerie Adinco. Elle produit un Feni de style patrimonial appelé Tinto. Adinco a commencé ses activités à la fin des années 1800, quand Aleixo Diniz a commencé à distiller du feni dans sa maison de Quepem, à Goa. La société a été créée en 1970, et l’unité de production n’a été mise en place qu’en 2000. M. Diniz déclare : « Nous produisons des Feni dans le style de distillation traditionnel, nous sensibilisons les consommateurs par le biais des médias sociaux, nous organisons des événements, des reprises de bars et des séances de formation pour le secteur de l’hôtellerie. Plus important encore, nous le rendons disponible dans les autres États et territoires de l’Union, comme le Maharashtra, Pondichéry et Kolkata. »
Types et saveurs de Feni et surtout, comment le déguster !
Selon les recherches de Vaz, il existe au moins 26 expressions de Feni. Ils sont disponibles en trois styles : Feni – distillat pur de noix de cajou ou de noix de coco, Botanical Feni ou Dukshiri – semblable au gin et Conserva Feni – style liqueur. Il invite les consommateurs curieux à visiter la Fazenda Cazulo à Goa pour une expérience directe de dégustation et d’apprentissage de ce spiritueux complexe. Diniz décrit : « La saveur d’un feni bien fait est celle du véritable esprit de Goa, avec des notes complexes d’agrumes et de fruits tropicaux et un soupçon de poivre. L’alcool est doublement distillé dans un alambic à repasse selon une méthode traditionnelle. Je conseille aux débutants de le marier avec des fruits tropicaux de saison, du piment vert, du soda au citron vert frais ou des fruits acides. Le Feni se marie également bien avec la cuisine authentique de Goa. »
Pankaj Balachandran, un mixologue renommé et partenaire du Tesouro, un bar moderne à Goa qui se targue d’une impressionnante carte de cocktails Feni parlent de la polyvalence du Feni comme base pour les cocktails. « Je n’ai découvert le Feni qu’il y a quelques années, et ce qui m’a impressionné, c’est la profondeur et le caractère du spiritueux qui transcende toujours le cocktail que vous faites, quelque chose comme dans le cas du pisco, de la tequila ou du mezcal. Feni est sur la même longueur d’onde lorsqu’il s’agit de polyvalence. Au Tesouro, nous encourageons les gens à essayer les cocktails de Feni. Oui, il faut un peu de temps pour s’y habituer, c’est certain. Mais lorsque les consommateurs voient l’alcool dans des cocktails comme le negroni, le spritzer, etc. Une fois qu’ils ont essayé le spiritueux, et qu’ils en apprécient le caractère et le style, ils en redemandent. Lentement, vous enlevez les couches, et vous leur présentez le spiritueux dans toute sa puissance et son honneur. Vous seriez surpris de voir combien de personnes en redemandent. »
Son cocktail Feni préféré, Terra Bebida, est composé de 20 ml de Dukshiri Feni, 20 ml de Campari, 20 ml de Rosso et 10 ml de cold brew, servi dans un verre Old Fashioned et garni d’un zeste d’orange.
A savoir que le Feni peut aussi être mis à vieillir, il devient alors encore meilleur, plus doux au nez et plus rond en bouche.
L’avenir de Feni
M. Vaz estime que l’avenir de Feni dépend des politiques d’accises des États indiens. « Actuellement, les exportations à l’étranger semblent lucratives et bureaucratiquement plus simples que le marché intérieur. Heureusement, Goa est la destination de vacances préférée des voyageurs Indiens. Une grande partie de nos ventes proviennent des touristes. » M. Diniz estime quant à lui que l’avenir est très prometteur, car les gens commencent à accepter les saveurs du Feni, et il y a une augmentation progressive des Feni de bonne marque disponibles dans les magasins et chez HORECA (plateforme d’achats pour professionnels). “Il est clair que le gouvernement indien doit soutenir le Feni, tout comme les Français soutiennent le champagne ou les Japonais le saké, dit M. Vaz. Je serais ravi d’entendre une ambassade indienne demander que Feni soit servi lors d’engagements officiels. »
S’appuyer davantage sur des stratégies actives de marketing et de promotion va donner un coup de fouet à la culture du Feni en Inde, estime M. Diniz. « Nous pouvons faire de la formation au bar, élaborer un programme de cocktails, faire passer le mot par des mixologues, des influenceurs, et nous allons lancer une expérience de visite de distillerie dans laquelle nous mènerons des séances de dégustation dans une ancienne distillerie traditionnelle en activité. »
Pendant longtemps, Feni a mené la bataille de l’acceptation, tentant de faire changer d’avis des amateurs qui trouvaient le spiritueux trop fort dans son profil aromatique et parfois imbuvable. Mais grâce à ces producteurs de Feni de la nouvelle ère, il a enfin gagné le respect souhaité en tant que spiritueux du patrimoine. M. Vaz estime qu’il serait absurde de tenter de changer l’image d’une boisson vieille de 450 ans comme le Feni.
M. Diniz est d’accord avec M. Vaz sur le fait qu’éduquer les consommateurs et les propriétaires de petites distilleries sur les règles du processus de distillation et suivre une pratique opérationnelle standard pourrait contribuer à améliorer l’image du spiritueux.
Les amateurs de Feni pensent que la boisson artisanale goane est en passe de devenir un spiritueux mondial. Comme le résume très justement M. Vaz, « Feni est l’histoire originale du « made in India » et peut être célébré d’une manière unique ! »
– Rojita Tiwari est la fondatrice de Drinks & Destinations, une société de conseil en vins et spiritueux en Inde. Elle est écrivain, éducatrice, formatrice et consultante. Instagram : @rojitatiwari.
Les étapes de la fabrication du Feni
Tout d’abord, on récolte à la main les pommes de cajou mûres tombées au sol dans des paniers durant trois mois au printemps. On sépare ensuite, toujours à la main, la noix externe du fruit puis on presse en un ou deux temps les fruits soit mécaniquement, soit avec les pieds, comme le foulage des raisins de certains vins traditionnels. On obtient ainsi d’abord un nectar plus ou moins riche en pulpe puis un jus plus clair appelé niro. Certains producteurs n’utilisent que la première presse, un peu comme pour les eaux-de-vie de fruit, d’autres clarifient le tout. La fermentation dure ensuite entre trois et cinq jours. Après la première distillation au feu de bois, on obtient un brouillis appelé urak titrant environ 15% vol. Ce n’est qu’après la deuxième distillation que l’on obtient le feni, autour de 40% vol., mais certains producteurs peuvent employer une triple distillation, parfois en suspendant un sac d’aromates dans l’atmosphère de l’alambic pour fabriquer du masala feni. On trouverait presque des liens de parenté avec le gin ou le mezcal pechuga.
4 000 micro-distilleries
On dénombre environ 4 000 micro-distilleries mais ce chiffre peut varier comme toutes les distilleries ne font pas nécessairement la demande d’autorisation à chaque saison auprès des autorités locales. En effet, si certaines distilleries possèdent des alambics en métal ou en cuivre pour tout ou partie, avec des cuves en béton, la plupart utilise les alambics traditionnels en terre cuite appelés bhatis. Ils sont constitués d’une partie qui va être chauffée, la budkula, puis un tube en bambou ou nolo va la relier à un autre récipient en terre cuite appelé launi sur lequel on va verser de l’eau pour condenser les vapeurs d’alcool. On applique notamment des tissus et de la corde pour assurer l’étanchéité de l’alambic, puis on applique de la boue voire de la cendre en plus pour assurer une bonne répartition de la chaleur. Ce type d’alambic est éphémère et peut facilement être reconstruit et ainsi se déplacer. On a trouvé des traces de ce type d’alambic, vieilles de plus de deux millénaires !
Alexandre Vingtier pour Spirit Hunters